Gouvernance des hydrocarbures : le peuple d’abord ! (Par Elimane Haby KANE, LEGS-Africa)

Le Sénégal vit une période charnière de son histoire économique. Un passage en cours d’un pays à économie faible  vers un pays minier, riche en ressources naturelles diverses qui devrait donc voir sa structure économique substantiellement transformée. Cette nouvelle donne constatée depuis le démarrage de la production d’or en 2009, du zircon depuis 2014 et  l’annonce  en 2016 de découvertes importantes de gisements de pétrole et de gaz sur le territoire on shore et offshore a fait de notre pays une destination attractive pour les grands groupes pétroliers comme TOTAL, British Petroleum, venus rejoindre d’autres groupes moins puissants qui ont endossé les risques de l’exploration comme Kosmos  et  Cairn Energy, entre autres. Ainsi, le Sénégal  est devenu  une destination privilégiée pour les affaires, comme en témoigne  l’intensité des opérations maritimes et les ballets de missions économiques de coopération.

Gouvernance démocratique versus logique de marché

Depuis quelques années, plus particulièrement entre 2011 et 2017, l’Etat du Sénégal a pris des engagements en signant des contrats de recherche et de production avec des groupes du secteur privé  multinational. Malgré les découvertes qui révèlent un énorme potentiel de réserves en hydrocarbures, de rang mondial, l’Etat du Sénégal continue de signer de nouveaux engagements sans prendre le temps  d’évaluer les nouveaux enjeux et de revoir les conditions de base pour ce faire, ni d’amorcer un débat national sur la question, malgré la confirmation dans la dernière réforme constitutionnelle de l’appartenance juridique des ressources naturelles au peuple. Le gouvernement du Senegal  tarde cependant à adopter une nouvelle démarche face à une nouvelle donne dans un secteur stratégique, à haut potentiel de création de richesse, mais aussi pourvoyeur d’externalités qui impactent négativement les conditions et moyens d’existence des populations riveraines.

Compte tenu des enjeux nouveaux  qui caractérisent l’environnement du secteur des hydrocarbures au Sénégal et du caractère stratégique du pétrole et du gaz qui ont toujours eu des impacts transformateurs, mais aussi déstabilisateurs  dans les pays producteurs, il me semble  nécessaire pour le gouvernement d’adopter une approche plus circonspect et une démarche inclusive. A cet effet, il est important de privilégier la concertation en vue de sensibiliser et de mobiliser les citoyens pour permettre une meilleure compréhension des enjeux économiques, environnements, sociaux et géostratégiques qui s’invitent aujourd’hui dans notre pays. Du côté du peuple, une action urgente d’autodétermination et de débat sur les nouveaux enjeux s’impose aussi,  en vue de surveiller l’action du gouvernement et de contrôler la responsabilité déléguée à nos représentants exécutifs qui accumulent des décisions qui nous engagent sur au moins deux générations à venir.

Depuis l’annonce des importants gisements de pétrole et de gaz dans différents sites au large des côtes sénégalaises  au niveau de Kayar et Saint-Louis, l’importance des gisements est de jour en jour confirmée par de nouvelles découvertes. A cet effet, le Sénégal  dispose de réserves importantes  dont le démarrage de la production est planifié vers l’année  2021. La période devient donc propice pour prendre les mesures nécessaires permettant au peuple sénégalais d’être prêt à assumer sa responsabilité souveraine de propriétaire des ressources naturelles, mais surtout devant la nation qui intègre les générations futures.

Changer de paradigme : l’exception sénégalaise, comme opportunité analytique 

Compte tenu du contexte international  du secteur, marqué sur l’expérience connue des pays riches en hydrocarbure et des pratiques en la matière, il me semble important de considérer au moins deux facteurs avant de s’engager dans une entreprise d’exploitation :

  • S’assurer que nous disposons du cadre juridique et institutionnel et des moyens techniques d’assurer les obligations contractuels de recherche et de partage de production
  • S’assurer que nous avons une stratégie précise avec des instruments fiables pour surveiller les stratégies d’optimisation fiscales utilisées par les entreprises multinationales du secteur.

En effet, l’un des  plus grands risques des pays détenteurs de ressources est de s’engager dans leur exploitation sans disposer des moyens techniques permettant de maitriser les données sismiques, de contrôler les opérations au niveau de tout le circuit de la chaine de valeur, de s’assurer de la fiabilité du système et du respect des engagements des entreprises qui utilisent des procédés complexes. Proche de nous, les expériences de la Mauritanie, du Ghana et du Nigeria sont édifiantes au vu des grandes différences constatées sur les prévisions de production et les quantités de la production déclarée, mais aussi sur les sous déclarations des entreprises  concernant les quantités de production exportées. L’autre risque est lié à l’optimisation des revenus que l’Etat peut tirer de l’exploitation des ressources qui est menacée par des pratiques abusives mais très fréquentes des entreprises transnationales qui recourent à des stratégies pour profiter des flux financiers générés dans le secteur avec l’utilisation de sociétés –écran, de différents types transferts de prix  et l’usage des paradis fiscaux, … permettant de ne pas payer leur part d’impôt aussi bien dans les circuits d’approvisionnements, les transactions commerciales externalisées, que dans  le partage de bénéfices. En l’absence de ces deux préalables, il me semble prématuré et même aventureux  de s’engager dans l’exploitation et la commercialisation de nos ressources pétrolières et gazières. Alors que le Sénégal est loin de réunir ces conditions dans l’état actuel d’organisation institutionnelle. Les contrats en cours ont été signés dans des conditions plus que favorables aux entreprises partenaires car étant régis par le code pétrolier de 1998 dont le motif légistique fut d’attirer les investissements étrangers, concédant ainsi des avantages fiscaux et de partage de production aux investisseurs. Aujourd’hui que nous avons la certitude de l’importance de notre potentiel, donc de la réduction des risques pour les investisseurs, il est impératif de revoir les dispositions contractuelles dans ce secteur. Il est donc nécessaire de questionner le paradigme par lequel ces critères sont établis dans l’élaboration des  contrats-types de recherche et de partage de production.

En effet, le paradigme en vigueur dans le secteur est caractérisé par l’asymétrie des rapports entre les pays riches en hydrocarbures et la plupart des groupes d’investisseurs provenant du secteur privé transnational. Il colporte un certain nombre de clichés qui pourtant déterminent les termes de l’échange dans le secteur. Il s’agit d’abord de dire que les Etats, surtout les pays à revenus faibles, n’ont pas les moyens  des investissements nécessaires pour extraire le pétrole et le gaz. Ils ne disposent pas non plus de capacités techniques nécessaires pour gérer le système d’exploitation des ressources. Ensuite en élaborant la typologie des risques, les risques financiers dans la logique de marché  sont toujours surestimés au détriment des risques liés aux externalités économiques, sociaux et environnements au niveau des pays  et populations où les ressources sont exploitées. Cette vision des rapports de partenariat mérite d’être révisée en se départant d’une logique d’économie de marché et en construisant un nouveau cadre de référence à partir des besoins et aspirations des peuples, surtout dans le cas du Sénégal, où les ressources appartiennent juridiquement et sociologiquement au peuple. De par cette spécifié (car dans la plupart des cas les ressources appartiennent à l’Etat, à l’exception des Etats unis d’Amérique), le Senegal peut bien constituer une exception à la tradition dominante, particulièrement en Afrique. Il faut aussi noter que d’autres approches  plus souveraines sont pratiquées, notamment en Amérique du Sud, au Venezuela, en Bolivie et au Brésil.

L’exception Sénégalaise, si on peut le dire ainsi, peut aussi se fonder sur la particularité du pays qui, comparé à  l’essentiel des autres pays riches en hydrocarbures, bénéficie d’une tradition de démocratie sociale, avec un espace public assez ouvert où la loi protège les libertés individuelles et collectives, avec une expérience de dialogue multi-acteurs dans les processus de prise de décisions. Si le Sénégal ne peut être cette exception du point de vue des pratiques internationales déséquilibrées, il ne pourra se prévaloir d’une dérogation spéciale du secteur des hydrocarbures  aux principes constitutionnels  de transparence, de participation et de redevabilité. En devenant un pays pétrolier, le Sénégal peut bien représenter un laboratoire et une opportunité pour changer cette perception de certains acteurs du secteur qui semblent  préconiser la thèse que la spécificité de ce secteur justifie une gestion opaque et dirigiste en évoquant des raisons assez simpliste, notamment la complexité des transactions minières  et la rigidité des standards conventionnels.  C’est à la lime chimérique  de penser qu’au Sénégal aussi, le secteur peut –être géré différemment dans le dirigisme et le secret des transactions, sans que les citoyens ne s’impliquent au débat. Dès lors, l’approche la plus efficace est d’instaurer le dialogue public national sur les enjeux et les défis stratégiques du secteur avant de déterminer un cadre de partenariat.

Le peuple d’abord !

C’est riche de cette conviction que nous déplorons la précipitation de l’Etat du Sénégal à signer de nouveaux  engagements dans des conditions non transparentes et sans justification pertinente des partenaires choisis. La meilleure attitude républicaine consisterait à geler toutes les négociations en cours, le temps de mettre en place une approche inclusive de mise à jour du cadre logique de référence et les mécanismes inclusifs de gouvernance des ressources qui guideront les engagements. Le Comité d’Orientation Stratégique pour le  pétrole et le Gaz mis en place par le président de la république ne répond pas encore à cette exigence.

Dans cette éventualité, il est fondamental que le peuple soit  prioritaire dans la stratégie à mettre en œuvre par l’Etat du Sénégal, pour exploiter le pétrole et le gaz au Sénégal, plutôt que de mettre en avant des considérations et injonctions relatifs à une logique de marché globalisé dont les termes de l’échange sont déséquilibrés et iniques.

Le peuple d’abord,   car les ressources naturelles lui appartiennent. La prise en compte de ses aspirations  et la satisfaction de ses besoins sont  les   mesures d’efficacité des politiques publiques. A cet effet, il est déterminant de privilégier   le dialogue national élargi et décentralisé, l’analyse en commun  des opportunités et externalités, des forces et faiblesses internes, avant de s’engager en affaires avec le secteur privé international.

Elimane Haby KANE, LEGS-Africa

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