Le Sénégal au carrefour d’un dilemme entre une société démocrate dans la prospérité ou une société inégalitaire …… Par Elimane H. KANE

Le Sénégal évolue dans un monde choquant par l’ampleur des inégalités économiques et sociales. Un monde de plus en plus riche mais dont la richesse créée est concentrée entre les mains d’une poignée d’individus. Il s’avère que seules 8 personnes détiennent autant que la moitié de l’humanité. Elles disposent autant que 3 600 millions de personnes[1]. Au niveau macro-économique, seules 10 entreprises réalisent un chiffre d’affaire qui équivaut au budget de 170 pays réunis. Une telle situation est due à plusieurs facteurs, mais est principalement la résultante d’une économie de rente qui privilégie la conquête davantage de richesse par les entreprises transnationales que la redistribution démocratique de la richesse créée par tous les travailleurs du monde vers leurs familles et ceux qui sont exclus du système économique inique et globalisant. Une telle situation est le fait des actions de l’être humain. Ce tableau est la résultante des connivences cupides entre les détenteurs des capitaux dans le monde et les représentants des peuples qui font les lois. Par le truchement de stratégies d’optimisation opérées par les entreprises multinationales, d’exploitation des ouvriers qui triment en bout de chaine avec de petits salaires, de conflits d’intérêts et de pratiques corruptives au niveau de l’ élite gouvernementale, ce phénomène d’injustice s’est implanté, évolue et s’accentue à travers le monde.

En effet, les relations entre les entreprises dans le secteur de l’exploitation des ressources locales et les institutions financières sont le lieu de plus de risques de connivence en cela qu’elles sont les plus principaux leviers de transactions financières inéquitables. Un cercle vicieux de passe-droits qui organise l’accaparement des ressources domestiques  et la captation du pouvoir public par des groupes organisés.

Ces deux types d’institutions sont connus pour leurs tendances à dépouiller les pays riches en ressources naturelles de la richesse créée par l’exploitation de ces ressources. Elles usent de stratégies d’optimisation fiscales, de corruption et de criminalité organisée, en usant de pratiques de prix de transfert, de surfacturation et d’évitement fiscal, de blanchiment et de l’utilisation des courroies de transmission nébuleux que facilitent l’usage des paradis fiscaux et des sociétés écrans.

Le Senegal qui a développé un plan stratégique pluriannuel pour l’ « émergence » économique mise sur l’accélération de la croissance à travers le levier principal de l’agriculture mais aussi l’exploitation des ressources naturelles. Dans un contexte marqué par l’exploitation de nouveaux minéraux comme l’or et le zircon et de découvertes importantes dans le secteur des hydrocarbures, le potentiel du Sénégal se voit booster avec des perspectives déjà consistantes vu l’évolution des revenus tirés du secteur depuis 2012 et leur impact sur les indicateurs économiques comme la contribution aux revenus budgétaires, au PIB et à la balance des paiements.

Cependant certaines pratiques observées dans la gouvernance globale des institutions et engagements de l’Etat du Senegal présagent de risques importants, notamment celui d’une concentration progressive de la richesse et du pouvoir économique entre les mains d’une portion d’acteurs.

Le Sénégal n’est pas à l’abri de ce fléau mondial du fait de la faiblesse des capacités de régulation interne de notre Etat, mais aussi de la faiblesse des politiques fiscales très incitatives et une administration peu efficace. Malgré une progressivité fiscale  qui avoisine 20 %, le secteur privé ne contribue qu’à hauteur de 10% des recettes tirées de leur part d’impôt.  En même temps les conditions de signature de contrats dans le secteur minier et pétrolier sont contestées même au sein du gouvernement au point de provoquer la démission du ministre en charge du pétrole et des énergies. Les derniers rapports de l’ITIE font aussi remarquer qu’aucun des contrats signés jusqu’en 2015 et 2016  n’est totalement conforme aux exigences de transparence.

Avec un régime hyper présidentialiste qui concentre le pouvoir entre les mains d’une seule institution autour de laquelle s’organise tout un jeu d’influence et de conflits d’intérêts relatifs aux rapports clientélistes, les passe-droits sont encouragés.  Les organes de contrôle et la justice sont presque dépouillés de leur pouvoir et demeurent faibles car vassalisés par la puissance présidentielle. Ce qui laisse libre court à la prévarication et à l’impunité.

Une telle situation est favorisée et entretenue par la connivence entre les groupes d’intérêts financiers et les représentants des peuples, même dans les états dits démocratiques. Ce partenariat tacite est une menace à la vraie démocratie. Il favorise la concentration du pouvoir économique et politique entre les mains d’un groupe affilié au président la République.

C’est tout ce qu’inspirent certains actes administratifs récents, notamment la nomination de proches du Président de la république à des institutions stratégiques liées aux secteurs économiques primordiaux, particulièrement au COS petro Gaz, à la caisse de dépôt et de consignation, entre autres ; mais également la création de zones économiques spécialisés, en l’absence de politique cohérente de promotion du secteur privé national, et l’octroi de titres fonciers à des entrepreneurs étrangers. Les conflits d’intérêts ne semble pas déranger au Sénégal, si l’on considère tous ces hommes des milieux d‘affaires, directement impliqués dans des transactions commerciales avec l’Etat qui se retrouvent conseillers spéciaux du Président de la république ou membres influents dans des institutions d’orientation politiques comme le Conseil économique et social et l’assemblée nationale. D’ailleurs, certaines décisions relatives à des mesures fiscales, notamment les conventions signées avec des paradis fiscaux comme l’Ile Maurice sont instiguées par ces lobbys d’affaires bien introduits au palais présidentiel.

Un tel contexte d’absence de vision claire, de rigueur administrative et de régulation des rapports entre les groupes d’intérêt et la république est favorable à la concentration de pouvoir et la captation de l’Etat à des fins privées, au détriment de la majorité des populations qui risque de voir les revenus générés par la mobilisation des ressources domestiques leur passer sous le nez. Une telle situation peut ainsi avoir des conséquences néfastes en termes d’élargissement de l’amplitude des inégalités, d’accaparement des biens publics,  d’exclusion sociale, de prononciation de la logique de rente au détriment d’une politique économique cohérente, durable et inclusive.

Dans une telle logique, le Senegal  risque de vivre le syndrome du Nigeria. En 1970, au début de l’exploitation, du pétrole au Nigeria,  19 millions de Nigérians vivaient en dessous du seuil de pauvreté ; en 2014, malgré 600 milliards de dollars tirés des revenus du pétrole, plus de 100 millions de nigérians vivent en dessus du seul de pauvreté. [2]Selon une publication d’ERA/FoEN,[3] les acteurs clés de la captation des ressources responsables du vol du pétrole nigérian sont les compagnies pétrolières, les élites politico-militaires nigérianes, les ex-militants des groupes armés et les traders internationaux des marchés pétroliers. Ces derniers ont même été instigateurs du putsch de 1975. Dans ces rapports de force pour le contrôle des ressources pétrolières au Nigeria, les compagnies pétrolières étaient fortement motivées à maintenir le  statu quo d’institutions et d’agences d’une administration  faible, corrompue, et impunie.

Pour éviter au Sénégal de tomber dans une telle infortune, seuls les citoyens peuvent user de leur possibilité d’accès à l’information et de leur expertise guidés par une conscience historique et un sens élevé du patriotisme pour empêcher cette machine d’injustice à s’installer. Une posture qui demeure périlleuse dans une société ou la culture d’accaparement est très partagée et les élites entrainées dans des schémas extravertis, principalement avec la France dont elles sont toujours fiers des gratifications, jusqu’aux distinctions de l’ordre du mérite.

Pour parer à une telle reconfiguration  de notre espace socio-économique, les citoyens doivent se mobiliser et se concerter pour imposer le respect d’un agenda républicain, démocratique et souverain en mesure de  garantir la stabilité et  l’équilibre national. Car il est impossible de préserver la démocratie, en favorisant la concentration de la richesse nationale.

A ce propos, le dialogue public national est impératif pour construire un consensus d’intégrité autour des politiques publiques et choix stratégiques, particulièrement la gouvernance des ressources naturelles.

D’autres expériences, particulièrement des Etats en Amérique latine ont montré la voie, le Ghana dispose d’une institution de régulation qui privilégie l’intérêt public avec une forte représentation des leaders communautaires (Public Interest and Accountability Committee – PIAC), le Sénégal a aussi des acquis favorables et une opportunité pour éradiquer la pauvreté en évitant d’accentuer les inégalités internes.  Avec une gouvernance saine de la manne minéralière, le peuple Sénégalais peut profiter pleinement de son bien, connaitre la prospérité, tout en sauvegardant la paix sociale. Tout dépend de la volonté et de l’intelligence du peuple à s’organiser pour influencer les choix de ses représentants en toute responsabilité.

La suite dépendra donc de la capacité de ce peuple à se mobiliser pour défendre les intérêts collectifs face aux groupuscules d’intérêts.

Par Elimane H. KANE, LEGS-Africa; Think tank panafricain.

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