QUINTETTE, CINQ NUANCES DE TALENTS

Les sénégalais sont bien chanceux. Entre tous les motifs de fiertés nationales – et ils sont nombreux – ils peuvent se réjouir de voir une scène musicale dont les cinq ambassadeurs majeurs (le choix est subjectif), portent chacun ou presque, un talent singulier. Talent sinon égal, à tout le moins, d’un grand souffle, portant des nuances différentes comme le symbole du vœu d’harmonie culturelle intérieure du pays. Leur longévité du reste, au-delà des fortunes inégales, pose Youssou Ndour, Baaba Maal, Omar Pène, Ismaël Lo, Thione Seck, en quintette miraculeux. Une telle cohabitation, dans une même classe d’âge, sans que les registres ne se confondent, n’était pas gagnée. S’il demeure, admise ou tue, une forme de compétition, voire de rivalité réelle, il est à penser que cette communauté d’artistes tient cette paix des géants du fait qu’ils ont chacun enrichi un genre, qu’ils se sont peu aliénés les uns les autres. Ils ont épanoui un registre propre, créé un horizon, un style et par conséquent, segmentent l’audience au gré des humeurs et des envies. Ces 5 mâles, dos argentés de la jungle musicale, qui ont tous pris leur envol à la fin des années 70, avec leurs groupes, leurs lieutenants, sont les commandants et les héros d’une armée sans guerre, parce que les armes étaient si plurielles, si inoffensives, que seul un orchestre pouvait en naître, comme une symphonie providentielle…

Selon que l’on danse dans les vieux et éculés Furël[i] des années 90, les boîtes de nuits, les cérémonies multiples ; que l’on écoute sa musique dans l’intimité de sa chambre, dans les endroits feutrés, que l’on soit d’une humeur mélancolique ou qu’on ait le diable au corps, que l’on ait des envies de Fouta ou de Walo, de respiration continentale et de désirs d’Orient, que l’on veuille le mbalax des origines ou celui influencé par l’époque moderne ; que l’on veuille entendre le cris des sans-grades, où les grands élans élégiaques ou griotiques, le quintette est là, comme la parfaite réponse d’un d’âge d’or que l’on a le privilège de vivre, et qui, rêvons, pourrait être éternel.

Nuancier

Baaba Maal

Ange gardien du temple pulaar, il évoque l’histoire dans ses chansons. Que l’on soit familier du pulaar ou non, il remue une fibre profonde, presque mystérieuse. L’écho est comme un picotement. Un appel à l’abandon total dans les bras du chant et de la déclamation. Il presse au recueillement et à une forme de gratitude. Pas surprenant alors qu’il accompagne tant de bandes originales cinématographiques, de Sembène à Marvel, tant le cri, filtré par un propos que l’on devine enraciné, est une perpétuelle ode, intérieure et extérieure, sans hostilité, sans fermeture. On devine, rien qu’aux accents et à l’intonation, la célébration des parents, l’amour à la mère, une mystique de l’unité et de la communion qui peut parfois enrober un message politique. C’est la libération d’un talent oral, traversant les âges, qui agrège et sublime toute la tradition du chant solennel ; qu’il accompagne la lutte, les moments fédérateurs des communautés, des étapes symboliques d’une vie… ! Ce chant porte la respiration et le souffle poétique qui emprunte presque au registre religieux. Il épouse la gravité des grands orgues comme celle du Coran, dont il est comme une légère variation. Il se récite, s’écoute, voix consacrée du récit national par les innombrables confluents dont le Fouta s’est fait le cœur. Réduire cependant l’idole nationale à ce statut de gardien du trésor des bergeries, c’est oublier que ce talent s’est enrichi des apports d’un groupe, d’une idée, d’instruments, de périples dans le monde et d’un zeste de baraka. Dans le paysage musical sénégalais, Baaba MAAL a cette voix rare et bénie du prophète qui réussit à l’être triplement, pour les siens du premier cercle, pour le pays et pour le monde. C’est une glorieuse trinité qui récolte la semence fertile, issue de l’authentique don, et la constante ouverture à l’enrichissement moderne. On n’a pas besoin de se diluer pour séduire, pas plus de demeurer inaltéré pour conquérir….

Ismaël Lo

Les amateurs du cinéma de Sembène se rappellent sans doute son jeu d’acteur dans le Camp de Thiaroye. Ils pourraient même percevoir les signes d’un engagement d’artiste qui parsèmera toute une carrière. D’Ismaël Lo, ce qui frappe sans doute c’est la voix, comme rassurante, comme enveloppée d’un voile de douceur. C’est une voix qui ne crie pas mais expulse des notes si pénétrantes qu’on en reste transporté comme dans des paysages virginaux. Si ce timbre a fait voyager une voix jusqu’à en faire une identité de l’unité, c’est qu’il garde une forme de candeur, de nonchalance, qui font sa marque de fabrique. Comme pour Baaba Maal, à l’intérieur des sondages nationaux, il y a de fortes chances, en dehors des mélomanes, qu’il ne soit pas cité comme ténor du quintette, mais à l’international, sur la scène panafricaine et mondiale, ce style, cette bonhommie, cette disponibilité du camarade de tous, ont bâti une vraie envergure. La philarmonie de Paris l’a récemment invité dans un ballet saisissant où les reprises ont magnifié cette part d’universel tapi en chaque être et que la musique sait réveiller. Des chansons pour l’Afrique jusqu’aux grandes leçons de la vie, en passant par cette école de l’humilité presque déconcertante, Ismaël Lo incarne un rôle atypique dans le film du quintette : celui d’un troubadour, d’un saltimbanque à l’ancienne, d’un ménestrel, d’un conteur, qui arpente la vie avec ses notes, assez ancré pour ne pas sombrer mais tout aussi léger pour  pouvoir voler, de notes en notes, de continent en continent, la tête pleine de rêves fédérateurs.

Youssou Ndour

Le gosse de la Médina a traversé bien des déserts avant de s’abreuver dans son oasis, à laquelle il convie tout un pays. Le Mbalax avec lui commence par être une affaire de rudiments, avant de devenir la grande cérémonie. Ça commence presque allégoriquement avec Dem dem pour finir en Birima. De la débrouille comme marque de fabrique des origines, au grand prince en son royaume pour finalité. Et entre les deux, du labeur. La voix de Youssou Ndour couvre tous les registres, elle sait se déchirer, être suave, s’attiédir et respirer. C’est le long souffle que le texte varié rend si accessible mais aussi si puissant. Sans même le postuler comme vertu, Youssou Ndour garde cet art de la louange. Sa chanson, les accents chaleureux et lyriques, dans un mélange déroutant, comme la quintessence d’un mbalax où les instruments traditionnels et modernes, se côtoient comme dans une parenté divine. Youssou est comme la tête de pont de la locomotive, la gloire officielle, le soleil tranchant, l’ambassadeur idéal. Si ce costume finit par écorner le talent originel, en le noyant dans le satisfecit général, il reste quand même l’habit princier que l’on doit à cet enfant qui ajoute à la palette du quintette des éléments d’ensemble, comme un consensus, que la diversité de son groupe, ont contribué à forger. Le wolof est devenu la langue nationale, comme Youssou Ndour est le porte-drapeau de cette scène musicale. Peu importe intrinsèquement qu’il soit le meilleur ou non, il est légitime. Il est le fils de sa mère, le fils prodige du pays. Passons la politique, restons dans son domaine de prédilection et l’œuvre est là, belle et généreuse, chaude et humide, comme humectée et légèrement cendrée par ce flambeau national qu’on lui donne de bon cœur. Le mbalax du rythme fusionne avec celui du texte. Et à partir du foyer de naissance, s’impulse la dynamique de conquête.

Thione Seck

Comme s’il manquait des tonalités orientales au quintette, Thione Seck et sa voix éraillée, ses saccades, nous propose une incursion en Arabie. Tous les chanteurs, les artistes, de manière générale, rêvent d’avoir une patte, une empreinte, à nulle autre pareille. Peu importe finalement ce que la postérité accorde, ils s’accrocheront à ce brin d’unicité qui les rendra toujours à part. Thione Seck est de ceux-là. Sa chanson réveille chez les danseurs des mouvements amples et cérémonieux. Des mouvements latéraux et lents, pleins de grâce. A côté des paroles philosophes aux métaphores multiples, c’est aussi un chant louangeur des vertus sociales que porte l’ethnie wolof. On y sent, pour une fois, comme une velléité de paix dans la caste. A ce grand ensemble très original, qui fait d’ailleurs que les amateurs de Thione Seck se trouvent hauts dans la hiérarchie des mélomanes, s’ajoute des influences orientales qui accentuent cet effet de père-la-morale enjoliveur et bonimenteur, tares bien excusables, tant elles participent de son éclat sur scène et en dehors. Il agrège comme Youssou Ndour des éléments du rudiment, mais on sent – et ça pimente son œuvre – comme un goût de la revanche, une volonté de réécrire la destinée qui a plafonné sa gloire. Il gagne cependant au change car si on regarde son œuvre, c’est une des plus complètes, avec un répertoire si riche, qu’il est comme une forme de train élégant, comme un Orient Express de la musique nationale. Dans le quintette, il incarne le soldat boudeur et bougon, mais infiniment talentueux, qui, sûr de son talent, en développe un mélange d’arrogance et de narcissisme qui épuise la populace mais fait rêver les connaisseurs. Thione est le secret gardé, trop précieux pour être partagé, mais trop lourd pour être embrassé à pleine bouche. C’est une douce tragédie.

Omar Pène

Je m’étais promis de ne plus jamais écrire sur Omar Pène. Tous les mots de mon admiration sans bornes flotteraient, bien ridicules, dans la dette de bonheur que j’ai à son endroit. J’écrirai un jour sur Omar Pène, longuement, très longuement, comme un hommage, une gratitude. Mais pour l’heure, pour compléter ce nuancier, ce passage en partie issu de mes archives.

Omar Pène est le seul du quintette qui nous fait perdre la raison, la tenue, la notabilité. Il est le fédérateur des passions incontrôlées. Il est le déclencheur de ce que Senghor appelait les sombres extases. Dans toutes les classes d’âges, toutes les professions, tous les genres, l’écouter c’est être profondément touché, dans ses entrailles. Toute sa carrière aura été un perpétuel effort. Jamais dans la naphtaline de l’argent, il a dû façonner une camaraderie avec ses compagnons, cimentée par leurs talents communs ; produire du génie avec des moyens rustiques, réinventer sa voix et son style, promener son inspiration dans le fait social, devenir la voix des soldats, des chômeurs, des étudiants, de l’oisif jeune dakarois dont il berce l’existence en en expurgeant les charges douloureuses. Le tout en étant un bonhomme simple, accessible, commun, que la modestie financière, assortie à une extrême humanité, a éloigné des artifices de la starification.

Je le vois encore, au milieu de sa carrière, la figure encore émaciée par l’effort et l’incertitude du destin, offrir un concert à la Pyramide culturelle sénégalaise, je ne sais plus quand. Salle rustre. Ambiance presque familiale. Grand moment de joie. Dans la banalité d’une soirée sénégalaise, il mêlait son art au bonheur quotidien et ordinaire du public. Il y avait un naturel époustouflant dans cette scénographie. Lui et sa voix ronde, aux pointes aigües sublimes ; lui et sa douleur de chanter, à la façon de Joe Cooker ou encore Janis Joplin ; lui et son authenticité qui évoque Ali Farka Touré ; lui et son sens du rythme qui se fondent mielleusement dans les amplitudes du mbalax ; lui et ses penchants d’ivresse ; lui et sa musique qui berce l’âme, chahute la mélancolie, ravive la transe ; lui enfin, accompagné de ses amis,  qui montre l’aventure d’un ensemble, d’un groupe presque banalement surnommé le Super Diamono. Lui et sa musique à l’insouciance et à la tristesse tsiganes. Lui identité d’une musique de copains, comme seuls quelques spectacles urbains gratuits savent en offrir. Cette musique d’un envoûtement irréel, irrationnel mais tout à fait évident. Omar Pène est bien l’ange ou le maudit, je ne sais plus, mais à coup sûr, celui qui crée la dépendance, celui sous l’emprise duquel on vit en échangeant son âme pour la promesse certaine d’une expérience rare de la vie.

Et nous sommes des privilégiés de vivre cette époque. Longue vie au quintette.

senplus

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