À DAKAR, LE CHEMIN VERS L’OBJECTIF ZÉRO DÉCHET EST JONCHÉ D’OBSTACLES

Si des efforts sont faits pour la collecte des ordures, à la fois par les autorités et des privés, cet objectif semble encore loin d’être atteint à la capitale. Reportage

«Sénégal Zéro Déchet»: c’est l’une des priorités déclarées du Président Macky Sall à son investiture pour un second mandat, en avril 2019. Si des efforts sont faits pour la collecte des ordures, à la fois par les autorités et des privés, cet objectif semble encore loin d’être atteint à Dakar, la capitale. Reportage.

Nous sommes au Plateau, en plein centre-ville de Dakar. Sur une banderole attachée à une grille, à côté de la photo d’une poubelle frappée du symbole de l’interdiction, on peut lire: «Dépôt d’ordures interdit sous peine d’amende». Juste en dessous, sont éparpillés des gobelets de café usagés, des bouteilles, des restes alimentaires dans une bassine bleue, entre autres types de détritus.

À quelques encablures de là, à la Médina, un quartier populaire, traînent sur un monticule des sachets éventrés, des emballages alimentaires et des boîtes de conserve vides. Le tas d’immondices jouxte une clôture en tôle où il écrit d’une main hésitante et avec des fautes d’orthographe: «Interdi de déposer des d’ordures».

À côté, un vélo d’enfants et en face, sur l’esplanade d’un imposant immeuble abritant des services administratifs et des sièges d’organisations professionnelles, des gamins jouent au football, envoyant plus d’une fois leur ballon valser sur les tas d’ordures.

Ce genre de décor n’est pas inhabituel à Dakar, quel que soit le quartier, selon Madany Sy, travailleur du service de nettoyage et syndicaliste, qui déplore dans un entretien avec Sputnik le manque de civisme de certains de ses compatriotes. Cet homme affable et jovial, ayant 27 ans d’expérience dans le secteur, est secrétaire général du Syndicat National des Travailleurs du Nettoiement (SNTN) du Sénégal :

«Il y en a qui viennent déposer les ordures juste après le passage des camions de ramassage. Certains mettent leurs déchets là où ils veulent, sans respecter les points de collecte, d’autres font leurs besoins en pleine rue. Nous voyons tout ça. Il y a du “ma tey” ici!», s’emporte Madany Sy, précisant à Sputnik que «Ma tey» signifie «Je m’en fous» en wolof, une des langues les plus parlées au Sénégal. «Il y a du je-m’en-foutisme ici, de l’indiscipline. Ce sont des comportements qui n’honorent pas une capitale» digne de ce nom, déplore-t-il.

Ce chef syndicaliste des travailleurs du nettoyage note cependant qu’il y a «un léger mieux depuis près de deux ans maintenant» à Dakar en termes de propreté. Il observe aussi un nouvel engouement dans le grand public et chez des partisans du pouvoir «pour le concept Zéro Déchet». Le Président Macky Sall en a fait une priorité nationale dans son discours prononcé le 2 avril 2019 à l’occasion de son investiture, après sa réélection comme Président, pour un second mandat :

«J’appelle à une mobilisation générale pour forger l’image d’un nouveau Sénégal; un Sénégal plus propre dans ses quartiers, plus propre dans ses villages, plus propre dans ses villes (…) un “Sénégal Zéro déchet”», a déclaré le Chef de l’État sénégalais après avoir prêté serment.

Plus récemment, lors du Conseil des ministres du 24 juillet, cette question a à nouveau été évoquée, ainsi que la nécessité de promouvoir «Un Sénégal Propre» à travers la mise en œuvre rapide des programmes présidentiels «Zéro Déchet» et «Zéro Bidonville». Le Président Macky Sall a invité le gouvernement à «assurer le financement urgent et adéquat de ces programmes majeurs en veillant à l’implication notable des collectivités territoriales, des autorités administratives déconcentrées, des organisations communautaires de base et des populations».

Plusieurs responsables gouvernementaux ont mené des campagnes de nettoyage tambour battant, à Dakar, mais aussi dans des localités de l’intérieur du pays. Les médias locaux et les réseaux sociaux relaient régulièrement des opérations de ramassage des ordures, communément appelées «set setal», par des personnalités politiques, des associations ou mouvements et même des diplomates.

Depuis l’appel du Président Macky Sall en faveur du «Sénégal Zéro déchet», «nous avons eu des “clean-up challenges”» à gauche, à droite, des «set setal», mais il n’y a pas vraiment eu de coordination, pas de synergie avec les travailleurs du service de nettoyage et tous les acteurs du secteur, «or, ça ne fait que favoriser les dépôts sauvages», soutient Madany Sy.

D’autant qu’au Sénégal, la gestion des ordures, et particulièrement les déchets solides, n’est pas une simple affaire. Elle est régie par plusieurs lois (Code de l’Hygiène, Code de l’Environnement, Code des Collectivités locales, la loi contre les sacs plastiques non biodégradables). Elle implique surtout plusieurs acteurs, dont l’un des principaux est l’Unité de Coordination de la Gestion des déchets solides (UCG).

Actuellement rattachée au ministère de l’Urbanisme, du Logement et de l’Hygiène publique, l’UCG est née de la fusion, en 2011 de deux structures chargées de la propreté de Dakar, selon son site officiel. Elle est notamment «chargée d’accompagner les collectivités locales dans la prise en charge de leurs compétences, en matière de gestion des déchets solides (…), de la collecte et du transport des déchets», entre autres missions, selon la même source.

«Nous coordonnons, cela ne veut pas dire que nous faisons tout», déclare à Sputnik Lamine Kébé, coordinateur de l’UCG pour le département de Dakar et la décharge de Mbeubeuss, près de Dakar, qui reçoit les ordures de la capitale et de ses banlieues.

«2.200 tonnes de déchets solides par jour en moyenne» dans la région de Dakar

Parmi les acteurs les plus visibles dans les rues et sur les artères de la capitale figurent les agents du nettoyage. Tout au long de la journée, ils balaient les voies publiques, ils vident les contenus des poubelles réglementaires comme des poubelles de fortune déposées dans les rues, sur les pas des portes, parfois juchés sur leurs camions de collecte qui signalent leur passage dans les quartiers à coups d’avertisseurs stridents. Des véhicules appartenant à 19 concessionnaires, au total, travaillent avec l’UCG, d’après Madany Sy.

«Aujourd’hui, Dakar est plus propre qu’avant. Il y a un léger mieux» par rapport au début des années 2010, se félicite Lamine Kébé de l’UCG, évoquant un taux de collecte des ordures de 80,17 % actuellement dans la région de Dakar, «c’est-à-dire les départements Dakar, Pikine, Guédiawaye et Rufisque». Un travail qui mobilise «plus de 2.000 techniciens de surface (agents de nettoiement)». Ces derniers y collectent «2.200 tonnes de déchets solides par jour en moyenne», précise-t-il. Interrogé sur le budget pour cette mission, il répondu d’un ton sec: «Je ne suis pas financier, mais il est faible», sans plus de commentaires.

À eux quatre, les départements de Dakar, Pikine, Guédiawaye et Rufisque rassemblent plus de 3,73 millions d’habitants, selon les projections 2019 de l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD). Soit environ 23 % de la population globale du pays, estimée à près de 16,21 millions d’habitants, d’après l’ANSD.

Toutes les ordures collectées sont donc transportées à Mbeubeuss. Ce dépotoir, qui ne cesse de s’étendre au fil des ans, représente une source de pollutions multiples, constituant un danger pour les populations, s’inquiète Salimata Monsely Bonnaire, cadre dans un groupe de média privé, présidente de l’association Zéro Déchet Sénégal qui existe depuis 2018 et mène campagne sur le terrain et en ligne pour de bonnes pratiques écologiques.

Avant la naissance officielle de l’association, ses fondateurs avaient créé en juin 2016 une «Communauté Zéro Déchet Sénégal» sur Facebook, rassemblant aujourd’hui plus de 1.900 membres.

«En 2002, la décharge de Mbeubeuss faisait environ 36 hectares. Elle était à moins de 2 km de la mer. Les derniers chiffres que nous avons datent de 2016. Elle est passée à plus de 100 hectares de déchets, et ces déchets se rapprochent de la mer», affirme à Sputnik cette femme portant voile et lunettes, s’exprimant avec calme et douceur. Résultat, poursuit-elle, «pollutions des sols, de l’air, des eaux… tout est combiné à Mbeubeuss. Pour une petite ville comme Dakar, c’est incroyable!».

Les préoccupations de Zéro Déchet Sénégal rejoignent d’autres formulées auparavant par plusieurs experts, dont ceux de l’Institut Africain de Gestion Urbaine (IAGU) qui ont étudié le site. Selon un rapport de l’IAGU publié en avril 2011, c’est un «ancien lac asséché» utilisé depuis 1968 comme dépotoir de tous les «déchets solides ménagers et industriels produits dans la région» de Dakar.

«Or, l’ouverture de cette décharge n’a été précédée d’aucune étude ni d’aménagements techniques préalables. Ainsi, elle constitue un dépotoir à ciel ouvert sans clôture, où se pratique une intense activité de récupération. La cohabitation de cette décharge sauvage avec les zones d’habitations, d’aviculture, d’élevage porcin et de maraîchage est source de multiples difficultés pour les populations riveraines en particulier», peut-on lire dans ce rapport intitulé «Villes ciblées — Décharge de Mbeubeuss: Analyse des impacts et amélioration des conditions de vie et de l’environnement à Diamalaye (Malika), Dakar».

Pour Madany Sy du SNTN, la décharge de «Mbeubeuss est devenue une bombe écologique» et le fait qu’elle demeure le seul site à ce jour à accueillir les déchets de Dakar illustre une des difficultés d’arriver au Zéro Déchet. Il rappelle que le gouvernement avait envisagé de fermer Mbeubeuss et créer un centre d’enfouissement technique (CET) de déchets à Sindia, à environ 50 km de Dakar. Une initiative aujourd’hui abandonnée, d’après la presse locale, en raison de l’hostilité des populations de Sindia.

En juin 2010, Abdoulaye Wade, alors Président du Sénégal, avait signé un décret pour la réalisation du CET de Sindia, et un centre de transfert et de tri des ordures à Mbao (environ 10 km de Dakar), avec le projet de fermer Mbeubeuss à compter de novembre 2010 puis de réhabiliter le site, mais sans que l’on sache à ce jour ce qu’il en est advenu.

Fin janvier 2018, lors d’un Conseil des ministres, le Président Macky Sall avait invité le gouvernement à «accélérer la modernisation de la décharge de Mbeubeuss et à encadrer l’ouverture de décharges contrôlées dans les communes», mais aucun détail n’a alors été fourni.

L’UGC «est aujourd’hui en train de faire un travail colossal à Mbeubeuss» pour améliorer le processus de dépôt et éviter que les ordures ne débordent, assure Madany Sy, le chef syndicaliste. «Malheureusement, il n’y a pas d’usine de recyclage, pas d’usine de traitement. Il n’y a que les récupérateurs qui sont là-bas. Aujourd’hui, il y en a presque 3.500», indique-t-il, regrettant «que l’État ait reculé devant ses responsabilités» sur le projet de Sindia: «Les ordures, on ne les mange pas, on ne les met pas dans nos poches. Il faut qu’il y ait des infrastructures» adéquates pour leur gestion et leur traitement.

Pour Salimata Monsely Bonnaire de Zéro Déchet Sénégal, la déclaration du Président Macky Sall a mis sous les projecteurs le concept de Zéro Déchet, mais beaucoup en ont une compréhension partielle.

«Pour eux, le Zéro Déchet, c’est de ne pas laisser traîner les déchets. Alors qu’il s’agit carrément de ne pas produire de déchets, et aussi d’éviter le gaspillage», indique la responsable associative. «Aujourd’hui, à Dakar, une personne produit environ 200 kg de déchets par an, c’est énorme. Aujourd’hui, on met tout dans des sachets plastiques. C’est le phénomène de la microproduction qui a envahi notre mode de consommation, surtout au Sénégal, et c’est un problème. Je ne sais pas si c’est dû au fait que le pouvoir d’achat a baissé, que la vie est devenue plus compliquée, que les gens n’ont plus vraiment les moyens forcément d’acheter en gros ou de faire leurs courses en une fois», dit encore Salimata Monsely Bonnaire.

Son association, qui compte aujourd’hui «70 membres actifs, tous bénévoles», se joint à des événements ponctuels de nettoyage, pour informer et sensibiliser sur la question, mais elle s’investit surtout dans la formation, espérant ainsi mieux faire passer le message et comptant sur un effet boule de neige.

«Nous sensibilisons et formons différentes composantes de la société: des particuliers, des entreprises, organisations, institutions, écoles… Nous les accompagnons dans leur démarche Zéro Déchet quand nous sommes sollicités. (…) Certaines des personnes formées finissent par devenir membres de l’association», se réjouit-elle.

Quand ils sont sollicités par une structure, les membres de l’association commencent par identifier les différents types de déchets qu’elle produit. Et une fois ce diagnostic établi, «nous essayons de voir comment faire pour qu’il n’y ait plus ces déchets. Nous leur proposons des alternatives, ou de supprimer certaines habitudes», précise Salimata Monsely Bonnaire, dont les collègues ont aussi formé des personnels de maison à la demande de leurs employeurs au tri sélectif et aux bonnes pratiques environnementales. Exemples ?

«Donner ses déchets alimentaires à des animaux du quartier (poules, moutons, chiens, chèvres, etc.) ou installer un composteur dans son jardin ou son appartement. Refuser les sacs plastiques en ayant toujours» avec soi «un sac réutilisable pliable. Choisir l’eau filtrée ou l’eau en bidons consignés, et emporter sa gourde, pour éviter les bouteilles en plastique jetables» ou encore «demander sa boisson sans paille au restaurant», énumère l’association, entre autres astuces listées sur son site.

Pour Lamine Kébé, de l’UCG, il est clair que l’objectif Sénégal Zéro Déchet ne sera pas atteint à court terme.

«À moyen terme, on peut faire de grands efforts avec un cadre de concertation transversal incluant tous les types de déchets, des moyens financiers adéquats, l’éducation des populations» à la culture environnementale et écologique, «la valorisation des déchets et la répression» en cas de besoin, juge-t-il. «On a un bon dispositif juridique, mais le mal que nous avons, c’est qu’il n’y a pas de sanctions».

Comme lui, les autres personnes interrogées par Sputnik reconnaissent que le chemin vers l’objectif Zéro Déchet est long, jonché de contraintes techniques ou de financement. Mais le principal obstacle est celui du comportement de la majorité des citoyens, estiment-ils :

«C’est un problème d’éducation civique, morale auquel il faut trouver une solution. C’est important, parce qu’on ne peut pas vouloir vivre dans un cadre agréable, être en bonne santé et paradoxalement produire autant de déchets», avance Salimata Monsely Bonnaire, espérant que l’engouement noté autour du Zéro Déchet ne sera pas «juste un phénomène de mode ou une excuse politique».

Madany Sy, l’agent de nettoyage syndicaliste, est catégorique.

«Même si on amenait ici la société de nettoyage la plus performante du monde, avec tous les moyens financiers qu’il faut, si les comportements qu’on voit maintenant ne changent pas, notre travail sera toujours voué à l’échec. Les techniciens de surface à eux seuls ne peuvent pas nettoyer et maintenir une ville propre. Le Zéro Déchet, c’est un état d’esprit, ça ne doit pas être une expression vaine», martèle-t-il.

À Dakar, beaucoup espèrent que cette capitale affichera un jour un visage comme se plaisent à le souligner ceux qui visitent Kigali, au Rwanda, avec ses voiries propres et dégagées, où tous, dirigeants comme population, s’impliquent pour nettoyer la ville et la maintenir propre.

seneplus

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