VAINCRE NOS PEURS

Enjeux2019 – Relever le défi linguistique en jetant les bases d’une nouvelle école, démocratique et de qualité, se pose en Afrique postcoloniale dans des termes connus nulle part ailleurs

Le débat sur la politique linguistique en Afrique post-coloniale se pose avec d’autant plus d’acuité que nos pays sont encore confrontés aux défis de la construction d’une école suffisamment performante pour développer les capacités de la jeunesse et des forces actives du continent de vivre pleinement dans le temps de la révolution scientifique et technique qui bat son plein à l’échelle du monde.

Sous ce rapport, la question de la langue d’enseignement dans nos écoles et la place des métiers dans nos systèmes d’éducation et de formation constituent des sujets majeurs qu’on ne peut continuer d’occulter au risque de porter hypothèque sur les chances de décollage réel de nos pays. Or, la particularité de l’Afrique sur la question linguistique, c’est que contrairement aux colonies des autres continents, l’Asie en particulier, les peuples de ces nations avaient déjà accès, avant la pénétration coloniale, au code écrit dans leur langue maternelle. Le pouvoir de l’écriture leur a permis de garder intacts des référentiels religieux et culturels bâtis depuis des millénaires leur conférant une capacité de résilience certaine, d’autant qu’elles ont été, à des étapes de l’histoire de l’humanité, à l’avant-garde dans la production culturelle et scientifique.

En ce qui concerne l’Afrique, c’est principalement Cheikh Anta Diop, par l’égyptologie, qui nous a renseigné sur la contribution essentielle des peuples noirs dans la civilisation universelle. Nos chercheurs qui ont poursuivi son oeuvre ont certes conforté ses thèses, mais ils ne nous ont pas encore fourni les éclairages sur les périodes de ruptures et les facteurs endogènes qui ont provoqué ce déclassement qui nous poursuit encore avec cette situation d’extrême vulnérabilité dans laquelle les nations et les peuples du continent sont plongés depuis des siècles. Non seulement nos territoires ont été conquis comme les autres il est vrai, mais au surplus, et c’est là que réside la différence, je ne dirai pas nos âmes comme certains, mais nos modes de production culturelle n’ont pu résister à la puissance de feu et aux poids de l’appareil idéologique des forces dominatrices. En déménageant sur notre continent, elles n’ont pas seulement occupé et gouverné nos territoires, elles ont aussi lourdement investi dans le champ de la culture dans le but d’exercer le contrôle sur nos visions et nos modes de pensée dans le cadre d une politique assumée d’asservissement culturel.

Une résistance farouche s’est certes dressée tout au long de ces périodes de domination mais les écarts dans les rapports de force étaient tels que presque aucun pays du continent n’a pu échapper durablement à la domination politique, économique et culturelle de l’occident. Par la religion et les écoles qui l’ont accompagnée, les arabes comme les occidentaux ont fait émerger une nouvelle élite qui s’est émancipée socialement et politiquement par l’accès aux savoirs aux moyens d’une écriture et d’une science produites de l’extérieur. Ils n’ont pas, en toute vraisemblance, trouvé sur place un système suffisamment structuré de production, de collecte, de conservation et de diffusion des savoirs et savoir-faire locaux consignés dans des documents produits dans nos langues.

A partir de là, ils ont été plus l’aise pour concevoir et mettre en place un nouveau système social et politique encadré par des élites intellectuelles préparées par leurs soins, pour la  plupart dans l’incapacité d’échapper à leur influence. J’ai pensé que le préalable de camper le décor de ce contexte qui reste à être validé par la recherche aiderait à mieux appréhender la question linguistique dans l’environnement culturel de nos pays pour éclairer sur les obstacles psychologiques, voire les résistances à la promotion des langues nationales dans nos écoles et nos administrations.

La vérité est que contrairement à la plupart des grandes nations anciennement colonisées, l’Afrique noire est du lot de celles qui ont manqué le rendez-vous de l’accès au code écrit. Des écoles de pensées certes ont prospéré partout dans nos pays, mais elles n’ont eu le bénéfice d’être portées par une écriture propre à notre génie.

Sans sous-estimer le poids et la richesse de l’oralité dans nos sociétés, tout en saluant au contraire le génie auquel il a fallu recourir pour bâtir des protocoles efficaces de perpétuation de notre mémoire collective, force est de reconnaître que l’écriture reste nettement supérieure en ce qu’elle permet une conservation qui en garantit l’authenticité. En même temps elle offre une base solide sur laquelle la société peut prendre appui pour fournir des efforts ininterrompus  de recherche et d’approfondissement dans les différents domaines du savoir.

C’est pourquoi il peut être permis de penser que si la Chine et l’Inde ont pu rebondir plus rapidement que l’Afrique dans leurs efforts d’émancipation par l’accès, entre autres, à la science et la technique, il est possible de l’expliquer par l’existence d’un important stock de connaissances et de savoir faire consignés depuis des millénaires dans leur patrimoine culturel national. A l’exception de certains pays comme l’Éthiopie et l’expérience du Swahili dans d’autres régions du continent, les langues africaines écrites n’ont pas eu significativement droit de cité dans notre patrimoine culturel commun.

Certes dans la ferveur des combats nationalistes de l’époque coloniale et post coloniale, des options volontaristes en faveur d’une véritable révolution culturelle dans nos écoles n’ont pas manqué ; mais force est de reconnaître que les résultats n’ont pas été probants en terme de capacité de refondation du système légué par la colonisation, notamment sur le plan linguistique.
Relever le défi linguistique en jetant les bases d’une nouvelle école, démocratique et de qualité, se pose en Afrique post coloniale dans des termes connus nulle part ailleurs.

Le principal obstacle à surmonter, c’est qu’il faut réaliser cette rupture à partir de langues nationales qui n’ont pas fait historiquement leurs preuves dans le champ de l’écrit. Nos élites constituées ont acquis les savoirs qui leur ont confère du pouvoir dans l’état et la société à partir d’écoles étrangères certes, mais qui ont joué un rôle éminemment révolutionnaire dans le processus de construction d’un nouvel ordre social libéré de certaines formes d’archaïsme pour céder la place à un autre ordre, plus démocratique fondée sur d’autres critères, parmi lesquels la compétences et de mérite. Je reste convaincu que si on ne s’astreint pas à cet effort de compréhension du contexte socioculturel du débat sur la place de nos langues dans la gouvernance politique et intellectuelle de nos pays, on court le risque de rester dans un immobilisme handicapant dont l’école et  les nations africaines n’ont que trop souffert. Car il est difficile d’envisager le développement d’un pays sans la mobilisation de toutes ses ressources humaines quand on sait que « l’homme est le capital le plus précieux » d’une nation. L’école dans ses différentes fonctions a un rôle capital à jouer dans la préparation de la jeunesse et des citoyens à la maîtrise des outils de transformation de notre économie et de notre société. Or il est vrai que les langues maternelles, tout en étant de puissants leviers de démocratie sociale, offrent les plus solides garanties de rendements scolaires dans les activités langagières et mathématiques .

Toutes les expériences réalisées depuis les indépendances dans le système scolaire sénégalais ont établi la qualité des résultats des élèves ayant effectué leur formation de base dans leurs langues premières, quelle que soit par ailleurs la langue d’acquisition. Il est par ailleurs tout autant établi que les mêmes performances sont réalisées dans l’apprentissage de la langue française, dès lors que les mécanismes de fonctionnement d’une langue parlée et écrite ont été acquis â partir de la langue propre de l’enfant. Loin de nous toute idée d’une éducation de base par nos langues dans le but d’en faire des supports de facilitation de l’enseignement du français.

Nous pensons depuis longtemps qu’il faut se garder d’opposer, sur une base politique et idéologique, les langues africaines aux langues étrangères. Autant cette posture était parfaitement compréhensible dans le contexte de l’affirmation identitaire de l’époque coloniale et post coloniale, autant avec tous les progrès de la recherche sur ces sujets et l’évolution actuelle du monde, ce débat ne peut continuer d être posé dans les mêmes termes. L’arabe et le français sont objectivement devenus des éléments de notre patrimoine culturel et linguistique. Ces langues se sont tellement confondues avec l’histoire de nos élites et de nos sociétés qu’elles sont, quelque part, marqueurs de notre identité. Sous ce rapport, le multilinguisme est la voie royale pour mettre à contribution l’ensemble de notre patrimoine linguistique national afin de réussir le pari de capture de notre dividende démographique.

Par les langues nationales à l’école et l’alphabétisation fonctionnelle et de masse dans le système éducatif non formel, nous pouvons nous donner les moyens d’effets de leviers d’envergure pour mobiliser notre énorme potentiel de connaissances et d ingénierie au service du développement de nos nations. L’on n’insistera jamais assez sur la nécessité de garder à l’esprit la contrainte du sentiment  d’aventure qui peut nous habiter en toute bonne foi du fait de l’inexistence d’expériences premières testées et évaluées à partir d’une mise à l’échelle effective. Les seules expériences connues de cet ordre, vérifiées comme moyens d’accès aux sommets des savoirs sur les plans religieux et scientifique, ont été réalisées à partir de l’arabe et du français. Il faut avouer que dans ces conditions, les peurs ne peuvent être absentes ; d’autant que les exemples de réformes volontaristes vécues en Afrique francophone, celle de la République populaire de Guinée avec le président Sékou Touré et celle de l’île de Madagascar avec le président Didier Ratsiraka n’ont pas été concluantes du fait du poids des pesanteurs idéologiques qui ont prévalu sur les soucis d’adhésion populaire et de la nécessaire préparation qui sied sur ces questions au double plan scientifique et pédagogique.

Un pays comme le Vietnam a mis en avant les exigences de consensus au point d’abandonner les signes de leur alphabet traditionnel pour les adapter aux caractères latins connus dans les périodes où ce pays était sous domination étrangère. C’est dire que même dans l’exemple de pays qui avaient accès à l’écriture depuis des millénaires, les dérèglements de la période coloniale ont rendu la tâche ardue aux politiques et aux chercheurs sur les sujets linguistiques, à plus forte raison des pays comme les nôtres où la colonisation européenne n’a trouvé sur place aucune langue nationale codifiée. Ils n’y ont rencontré que l’arabe, elle même langue étrangère, mais tirant sa légitimité du statut privilégié de langue de la religion majoritaire au Sénégal. Et même là, il faut savoir que son usage populaire est plus mémorisé qu’il n’est écrit, sinon par des érudits qui ont su, avec génie, l’adapter à notre contexte socioculturel pour en faciliter la diffusion.

Il convient de souligner que nous sommes là sur un sujet difficile qu’il y a lieu d’aborder avec la plus grande sérénité si tant il est vrai que nous ne sommes animés que par un souci de résultats. Nous devons d’abord convaincre que nos langues maternelles sont traitées avec une égale dignité et que leur aptitude est prouvée sur le plan scientifique à fournir les mêmes résultats en terme de connaissances que le français au stade des apprentissages de base. On n’est pas par ailleurs dans une logique de compétition encore moins d’opposition à la langue française, mais plutôt dans une démarche d’inclusion où, dans le cadre d’un bilinguisme savamment planifié, il est organisé à l’échelle des communautés, un couplage langue nationale/ français dans une pédagogie où chaque langue s’enrichit du génie de l’autre. Le seul but visé est d’améliorer les rendements du système scolaire qui se mesure avant tout à partir des performances de nos élèves dans la maîtrise de leur langue d’apprentissage, ce qui est le préalable des réussites en mathématiques et les sciences en général, domaines dans lesquels notre pays accuse des retards évidents.

L’étape de l’éducation de base est fondamentale dans la construction du socle d’un système éducatif de qualité en terme de rendements internes et externes.
Il est par conséquent indispensable que ce tournant soit abordé dans une approche suffisamment ouverte et inclusive pour emporter les décisions politiques au niveau le plus élevé de l’État. Ce thème aurait bien sa place dans les délibérations du dialogue national dans la perspective de la refondation et de la gouvernance rénovée de notre système éducatif.

Editorialiste à SenePlus et enseignant de profession, Abdou Fall est titulaire d’un diplôme de médiateur pédagogique de l’Ecole nationale d’économie appliquée de Dakar. Membre actif du mouvement syndical enseignant, il a été conseiller technique au ministère de l’Alphabétisation et de la promotion des langues nationales. Ancien maire à Dakar, il a été plusieurs fois député et ministre, notamment de la Santé, de la Communication et de la Culture.

SENEPLUS

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