LES COULEURS DE L’ÉCRIVAIN

Rama : Est-ce que le terme “Afropolitain” a une résonance chez vous Mbougar ? Pourquoi pas ?

Mbougar : S’il en a une, celle-ci serait purement intellectuelle. La notion m’intéresse dans la mesure où elle interroge une identité tendue entre deux pôles au moins : un pôle africain et un autre, généralement occidental. C’est une situation, voire une condition proche de la mienne, en apparence ; mais lorsque je creuse le terme, que je vois l’acception qu’en donne Achille Mbembe ou Taiye Selasie, par exemple, je ne me définirais pas exactement comme tel. La compréhension que j’ai du terme est celle d’une identité plurielle bien sûr (mais toute identité l’est), mais aussi circulatoire, peut-être même revendiquée dans la multiplicité d’ancrages culturels entre lesquels on navigue. Mon ancrage culturel profond, même si j’en ai désormais d’autres auxquels je tiens, demeure profondément africain. Comme écrivain, comme homme tout simplement, j’ai l’impression que l’enfance est fondamentale dans la substance et la texture de l’imaginaire. Mon enfance est profondément sénégalaise. Je me sens sénégalais, africain, et je connais mieux cette identité première. Je suis heureux qu’elle ait rencontré d’autres identités, d’autres espaces, et qu’elle ait évolué à leur contact. Mais je ne pense pas être dans une quête d’identité. Je ne ressens pas cette tension. Ce qui m’intéresse, ce sont les Hommes, comment ils se rapportent les uns aux autres, d’où qu’ils viennent. Ce qu’ils apportent. Ce qu’ils disent. C’est finalement cela qui dit le plus d’eux. Je trouve, dans mon cas particulier, qu’Afropolitain est un pléonasme, une redondance. Je suis Africain, donc du monde entier, naturellement. Cette sorte d’esthétique et d’éthique de l’ici et du là-bas, du proche et du lointain, est juste. Mais je ne veux pas la prouver. Je trouve parfois étrange que « l’Africain » doive encore devoir préciser qu’il est de facto (pas toujours de jure, hélas, mais c’est sur ce point qu’il faut travailler) du monde. J’interroge tous les suffixes qu’on accole à « Afro », de façon générale. Mais j’admets que les trajectoires et expériences diffèrent. Je n’ignore pas non plus les rapports de force politiques. Il faut aussi avoir les moyens d’être afropolitain.

Rama : Pourquoi écrivez-vous ?

Mbougar : Redoutable question. Ses raisons d’écrire n’apparaissent pas toujours clairement à un écrivain, sans oublier qu’elles peuvent changer avec le temps, l’âge, la situation… Mais aujourd’hui, je crois que les raisons que j’ai d’écrire sont les mêmes que celles qui me font lire : pour, d’une part, atténuer provisoirement la solitude fondamentale que je crois être au cœur de notre condition ; et, d’autre part, pour tenter d’aller plus loin dans la compréhension de l’expérience humaine sous toutes ses formes. Mais je pourrais, plus lapidairement, dire, tel Beckett : « bon qu’à ça ! »

Rama : Diriez-vous que votre location, et votre genre, ont une influence sur vos choix artistiques ?

Mbougar : Je ne peux pas être aveugle au fait qu’écrire comme homme, noir, à partir de la France, est tout autre chose qu’écrire comme femme, blanche, installée dans le Sine-Saloum. Avoir conscience de cette configuration, du lieu d’où on parle comme on dit, est important. Mais cela ne signifie pas que je m’astreigne à ce que la société, ou l’air du temps, attend de la « structure identitaire » qui est la mienne. Je crois, comme écrivain, qu’il faut toujours aller à la source de l’universel, de ce qui fait de nous des êtres humains par-delà nos particularités. Or la source de l’universel n’est jamais qu’au fond de la singularité. C’est donc dans cette singularité qu’il faut forer pour l’atteindre. Le travail de l’imaginaire et de la fiction me permet de me projeter dans des singularités qui ne sont pas précisément les miennes. Je me mets dans la tête de femmes, dans la peau de travestis, dans le cœur de bisexuelles, dans le regard de bourreaux djihadistes. Ce sont des points de vue desquels je cherche une seule chose : la condition humaine.

Rama : Justement la condition humaine que vous racontez avec réalisme et nuances à travers les voix des ragazzi dans Silence du Chœur (Présence Africaine, 2017) Vous êtes venu en France étudiant, que vous inspire la hausse des frais d’inscription universitaire dans ce pays, la surprenante décision de l’Angleterre d’étendre le visa étudiant à 2 ans (au lieu de 4 mois) en plein contexte de Brexit, l’état de l’éducation et l’enseignement supérieur au Sénégal ?

Mbougar: Il y aurait tant à dire sur cette hausse des frais d’inscription des étudiants étrangers (hors UE) en France ! Je la trouve scandaleuse, discriminatoire, cynique, bête, triste. Mais elle ne fait que confirmer la terrible et sauvage puissance du libéralisme, qui règne aujourd’hui jusqu’au cœur de l’université publique française. Tout son honneur était jusqu’ici de mettre le savoir à la portée de tous. Par cette mesure, elle promeut une inégalité devant le savoir, une inégalité économique, créée, pensée, voulue, soutenue par une politique. Je trouve cela affreux. J’ai l’impression que la France, parfois, oublie que son rayonnement, son soft-power, passe aussi par tous les étudiants qui se sont formés dans ses universités et qui promeuvent sa formation dans d’autres pays. La Grande-Bretagne semble, elle, avoir compris que les étudiants étrangers représentaient presque toujours une opportunité pour le pays, qu’ils y restent ou partent après leurs études. Quant à l’enseignement supérieur du Sénégal, j’ai longtemps été très critique à son égard. Je le suis toujours, mais je comprends aussi qu’il traîne un problème structurel de trente ans. Et ce problème est simple : les enseignants n’arrivent plus à enseigner ; ils sont quasiment devenus des assistants sociaux. J’ai l’impression qu’ils sont un peu laissés à eux-mêmes. Et dans ces conditions, la stimulation intellectuelle qui doit être l’atmosphère naturelle de l’université ne me semble pas possible : enseignants comme étudiants n’ont pas la tête à l’entretenir, si même les conditions matérielles élémentaires de travail peinent à être réunies.

Rama : Votre premier (Terre Ceinte, Présence Africaine, 2015) comme votre dernier roman (De Purs Hommes, Philippe Rey, 2018), explore des thèmes que d’aucun pourraient qualifier de féministes: le droit à l’autodétermination et aux libertés individuelles, sexuelles (deux jeunes condamnées pour adultère et pour leurs idées d’une part et de l’autre d’autres inquiétés pour leurs pratiques sexuelles et leurs convictions personnelles). Mais bien plus que cela, vos romans posent la question: qu’est ce qu’être un Homme (au delà de notre genre)? Qu’est-ce qu’être un intellectuel et quels en sont les périls ? etc. Êtes-vous un féministe Mbougar ? Ou avez-vous juste écrit des romans féministes ?

Mbougar : Je réfléchis beaucoup à cette question : qu’est-ce qu’être un intellectuel ? Je ne pense pas, comme certains, que ce soit une question dépassée ou sans importance. Il y a des jours où je me demande si un écrivain peut être considéré comme un intellectuel. Cela dépend, je crois, de la forme et du cadre de sa production, de l’ordre de son discours, en quelque sorte. Un écrivain qui commet un roman peut faire réfléchir, réfléchir lui-même sur une question donnée, mais je ne l’appellerais pas intellectuel. Pour moi le roman doit aussi être un lieu de pensée, mais la pensée du roman est très différente de la pensée philosophique, ou sociologique, ou historique, dont la forme canonique est l’essai. Mais un écrivain peut intervenir, hors-roman, dans le débat public, par un essai, une tribune, un entretien. A ce moment-là, il a des prétentions intellectuelles, et il doit les assumer. Tout ce que je dis là donne en creux ma définition toute personnelle de l’intellectuel : tout individu qui, à partir d’une discipline ou d’un champ de la connaissance, participe par l’écrit ou l’oral, dans le cadre universitaire ou non, à l’intelligence d’un sujet collectif. Cela veut dire trois choses à mes yeux : premièrement, que la parole d’un intellectuel est un peu plus dense et recherchée qu’une simple opinion de marché hebdomadaire ; deuxièmement – c’est l’évidence- qu’il y a plusieurs types d’intellectuels et d’interventions en tant qu’intellectuel (je renvoie là aux réflexions de Foucault sur la question) ; enfin, que la parole d’un intellectuel l’engage tout entier, et seul, sur le chemin de la recherche de la vérité -ce qui est le but ultime. Les périls qui le guettent, à partir de là, sont ceux auxquels expose toute quête de vérité : avoir des adversaires et parfois des ennemis, avoir quelques amis mais être le plus souvent seul, douter, être démenti (mais ce n’est pas exactement un péril), être incompris. Mais être prêt à tout cela fait partie du « courage de la vérité ».

Je serai plus bref quant à votre deuxième question : oui, je suis féministe, c’est-à-dire que j’estime (attention, je vais enfoncer des portes ouvertes) que les femmes sont des êtres humains à part entière, et comme telles, ont droit à la même dignité, à la même liberté, aux mêmes droits. Cette définition minimale du féminisme telle que je le vois se retrouve dans mes romans. J’essaie en tout cas d’y mettre des femmes qui ont choisi de suivre leur désir, où qu’il les mène. Comme écrivain, ma réflexion sur le féminisme évolue : au départ, je croyais que cela signifiait toujours construire des personnages féminins positifs, presque idéals. Ce n’est plus le cas : je crois qu’il faut donner à voir des personnages féminins libres d’aller à rebours des figures idéales (qui sont souvent des figures idéales telles que les hommes en rêvent). J’essaie désormais de peindre des figures féminines plus complexes, plus mêlées, moins stéréotypées. Je cherche ainsi leur humanité profonde. C’est aussi cela, je crois, être féministe.

Rama : La parenté et la parentalité occupant aussi une place centrale dans vos écrits. Est-ce une fascination pour vous ?

Mbougar : Je n’ai pas d’enfants. Mes réflexions ou hypothèses sur le fait d’être parent viennent donc surtout de mon observation, pas d’une expérience personnelle. J’ai beaucoup observé mes parents dans la manière qu’ils avaient d’assumer ce statut. Et plus généralement, à travers la question de la parentalité, c’est surtout celle de la transmission qui m’intéresse. Je ne suis pas toujours sûr de savoir ce qu’un parent doit transmettre (les parents eux-mêmes le savent-ils vraiment ?). Quelle est la limite entre transmettre des valeurs et se projeter en un être qu’on peut être tenté d’éduquer en songeant non à sa vie, mais aux regrets de la nôtre ? Quelle liberté laisse-t-on à l’enfant de ne pas recevoir notre legs, ou de l’utiliser contre nous ? On utilise parfois le verbe « se reproduire ». Au sens littéral, je trouve l’expression parfois effrayante : ai-je envie de me « reproduire » ? Cela m’interroge, même si je suis convaincu que c’est une expérience qui peut aussi être très heureuse et harmonieuse.

Rama : Que vous inspirent les féminismes contemporains ? Les notions de « masculinité », « féminité » ? « Genre » ?

Mbougar : L’essentiel pour moi est qu’il ne s’agisse pas de chapelles dogmatiques, ou de termes figés abstraits derrière lesquels il n’y a que des théories. Je crois que tout discours sur le genre, quelle que soit sa situation, doit d’abord partir du réel, du réel et de l’expérience, des expériences. Il n’y a qu’ainsi, à mon avis que l’on peut garder une pertinence et une vitalité à ces débats : en acceptant qu’ils sont complexes, non systématiquement transposables, structurels, mouvants, et longs à prendre racine dans les esprits et les imaginaires. Toutes ces notions (masculinité, féminité, genre), à mon avis, mettent moins en jeu la question de l’identité que celle du pouvoir. Est-ce qu’une domination (économique, physique, symbolique) s’exerce sur un être humain, est-ce que cet être humain est rabaissé parce qu’il est une femme, parce qu’il ne correspond pas à ce qu’on attend d’un homme, parce que son orientation sexuelle n’est pas hétérosexuelle ? Je trouve qu’on gagnerait beaucoup à avoir une approche plus sensible de ces questions, en partant de la vulnérabilité, ou de la fragilisation. Mais j’ai l’impression qu’on se rue parfois sur des discours politiques guerriers et à prétention englobante. On en oublierait presque qu’aucune vie sensible ne correspond à un slogan. Mais nous vivons à une époque où les slogans sont plus efficaces que l’exploration d’une vie sensible.

Rama : Si les thèmes choisis semblent suggérer que vous êtes un écrivain engagé, dans vos écrits, vous semblez faire le choix de laisser toutes les voix résonner à intensité égale. Sans jugement. Sans parti-pris. Êtes-vous de ceux qui pensent que la couleur de l’écrivain est de n’en avoir aucune ? Pourquoi ?

Mbougar : Je vais prendre prétexte de cette question pour revenir à la pensée du roman, que j’évoquais plus haut. Je suis romancier. Et pour moi, un romancier, dans son œuvre, doit toujours essayer de suspendre son jugement -en particulier son jugement moral- ce qui ne veut pas dire qu’il n’en a pas. Mais l’espace romanesque doit d’abord à mes yeux être un espace ouvert, où, hypothétiquement, tous les choix sont possibles, se croisent, s’affrontent, cheminent, se séparent. Je crois que tout l’art du romancier est là, dans sa capacité à être non pas forcément absent, mais effacé, ambigu. La fiction doit donner plusieurs pistes, ouvrir plusieurs chemins (à travers personnages, situations, dialogues, réflexions), et laisser le lecteur les arpenter et se faire sa propre idée des choses. A des questions, le romancier en rajoute d’autres. Et il doit pouvoir, pour cela, être en mesure de faire entendre avec force des idées opposées aux siennes, que nul d’ailleurs, ne lui demande. Je renverserai donc votre proposition : la couleur de l’écrivain est de pouvoir les avoir toutes. Dans son œuvre, en tout cas.

Rama : Quelle place accordez-vous à l’exploration intérieure dans vos écrits académiques ?

Mbougar : Mes écrits académiques sont orientés vers la littérature, ou la théorie littéraire, plus justement, même s’ils dialoguent beaucoup avec les grandes disciplines des sciences humaines et sociales. L’université ne laisse pas toujours, hormis dans quelques disciplines, la latitude de s’impliquer intérieurement plus profondément que les règles académiques ne le permettent. Cela change tout lentement, cependant. J’ai toujours pensé qu’aborder la littérature par la recherche était approfondir sa manière de lire les textes. Rien n’est plus personnel. Lire un texte, c’est le laisser déployer en soi plusieurs sens. La polysémie d’un texte n’apparaît jamais en soi ; elle a toujours besoin d’une subjectivité qui la révèle. Lire, interpréter, restent des gestes d’abord personnels. C’est ce que j’essaie de mettre en avant, en respectant les bases universitaires, naturellement. C’est équilibre qui est compliqué. Mais le fait d’être en même temps romancier m’aide beaucoup dans la lecture d’autres auteurs. Je sens une connivence plus profonde, je suis plus attentif aux mouvements même de l’écriture. Enfin, dans ma propre écriture universitaire, j’essaie de plus en plus d’être écrivain. D’avoir une sorte « d’érotique de l’écriture » qui signifie simplement ceci : ne pas oublier le plaisir du texte, la sensualité de l’écriture, qui est une composante du plaisir de la connaissance.

(Je ne suis pas sûr que c’était le sens de votre question, mais enfin, je l’ai interprétée ainsi…)

Rama : Quelle femme a eu le plus d’impact sur vous, et pour quelle raison ?

Mbougar : Réponse simple et classique : ma mère. On parlait tout à l’heure de transmission. Elle m’a transmis une de ses qualités, précieuse et indispensable quand on est écrivain : la patience. Mais il y a une autre raison : c’est en l’observant que j’ai commencé à avoir mes premières réflexions sur ce que signifiait être une femme dans la société sénégalaise.

Rama : Si vous étiez une femme, qui seriez-vous ?

Mbougar : Il y en a énormément. Je garde secrètes la plupart d’entre elles, par pure jalousie.

Mais j’en donne volontiers quelques-unes, des héroïnes de la littérature, comme écrivaines ou personnages : Antigone, Ken Bugul, La Marquise de Merteuil, La Grande Royale, Nedjma, Anaïs Nin, La Sanseverrina, Anna Karénine, Marie-Vieux Chauvet, Foedora de Malicante, Madame de Mortsauf. J’aurais aussi beaucoup aimé être Nina Simone, qui est romanesque à souhait. Et Toni Morrison, la grande et regrettée Toni Morrison qui nous manquera. Et Angela Davis aussi. S’il reste une petite place, elle est pour Suzanne Césaire.

Rama Salla Dieng, Lecturer in Africa and International Development School of Political and Social Science, Université d’Edimbourg

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