« BOKO HARAM A BASCULÉ DANS LA CRAPULERIE ET LE GRAND BANDITISME »
Le journaliste Seidik Abba, auteur d’un ouvrage sur la secte islamiste nigériane, a rencontré de nombreux combattants repentis
Créée en 2002, Boko Haram a basculé dans la violence armée en 2009 et fait près de 27 000 morts au Cameroun, au Niger, au Nigeria et au Tchad. Peu d’observateurs ont pu pénétrer les rangs de la secte islamiste fondée par le prédicateur nigérian Mohammed Yusuf et rendre compte de son fonctionnement. En décembre 2016, le gouvernement nigérien a lancé l’opération « Repentir contre pardon » : 233 combattants repentis se sont rendus et ont atterri dans la ville de Goudoumaria, située à près de 1 200 km au sud-est de Niamey, où se trouve un centre de déradicalisation, de formation professionnelle et de réinsertion sociale des déserteurs de Boko Haram.
Les volontaires ont accepté de répondre aux questions du journaliste nigérien Seidik Abba. Leurs récits, rassemblés dans un livre, Voyage au cœur de Boko Haram (ed. L’Harmattan, 2019, avec Mahamadou Lawaly Dan Dano), éclairent les profils des combattants, les tactiques de combat, la brutalité exercée par les chefs, l’enfer vécu par les soldats et l’économie de guerre qui permet de financer les actions du mouvement djihadiste.
Quels sont les profils de ces combattants ?
Seidik Abba Ils sont très variés. Certains ont été embrigadés par hasard lors d’attaques de villages, nombreux ont rejoint le groupe terroriste, faute de perspectives dans leur région, voulant fuir la pauvreté et poursuivant le rêve de s’enrichir. Enfin, d’autres ont adhéré à l’islam prôné par la secte mais l’idéologie du début a beaucoup évolué.
Quelle orientation a pris la secte ?
A l’origine, la secte s’était bâtie sur le rejet d’un enseignement de l’islam qu’elle disait perverti par l’occidentalisation. Boko Haram rendait l’éducation occidentale responsable de la mauvaise gouvernance au Nigeria et du climat de corruption. Le discours avait valu une grande adhésion dans les populations reculées et paupérisées. Puis le mouvement a complètement perdu son âme et s’est mis à commettre des exactions contraires aux valeurs islamiques. Boko Haram a basculé dans la crapulerie et le grand banditisme. On nous a rapporté que les combattants de la secte attendaient les fidèles à la sortie de la mosquée pour les égorger. Comment parler de défense de l’islam ? Boko Haram s’est également spécialisée en attaques thématiques : un village est pris d’assaut pour ramener de la nourriture, de l’argent ou encore des médicaments. Cette radicalisation a fait perdre de son prestige à l’organisation.
Les témoignages décrivent une atmosphère de guerre interne, qu’en est-il exactement ?
Il y a une guerre à différents niveaux. Il existe une rivalité sanglante entre les deux ailes : celle plus brutale d’Aboubakar Shekau, retranchée dans la forêt de Sambissa [nord-est du Nigeria], et celle de Habib Yusuf Al-Barnaoui, le fils du fondateur de la secte radicale Boko Haram basée dans le lit du lac Tchad. Cette deuxième aile est plus en lien avec l’Etat islamique (EI), auquel Boko Haram a prêté allégeance en 2015, et soumet régulièrement des décisions au califat. C’est d’ailleurs l’EI qui aurait envoyé l’ordre d’exécuter Maman Nur [bras droit de Habib Yusuf et idéologue de la secte), après que les membres du mouvement l’accusent d’avoir demandé de l’argent à la Croix-Rouge.
Au sein des deux ailes, les chefs de cantonnement et de quartiers s’affrontent régulièrement dans des règlements de comptes très violents.
Cette violence n’épargne pas les combattants ?
Des témoignages prouvent le caractère brutal et la violence inouïe vécus par les combattants. Il suffit d’observer le sort réservé aux morts au combat. Leurs corps sont abandonnés sur place. Les tribunaux organisent des procès expéditifs à l’issue desquels des mains sont amputées à la machette sans aucune anesthésie puis le bras plongé dans de l’huile bouillante. Les recrues sont entraînées au maniement des armes. Chaque balle perdue équivaut à dix coups de fouet… Nous savons aujourd’hui que de nombreux combattants cherchent à s’enfuir, mais ils sont pris en otages. Ceux qui ont tenté de le faire ont été exécutés pour l’exemple. Le programme « Repentir contre pardon » est arrivé à point nommé et il a permis de récupérer 233 repentis en peu de temps. Si l’opération avait été poursuivie, on aurait pu en récupérer des milliers d’autres.
Quel est le sort réservé aux femmes et aux enfants ?
Le mouvement cible particulièrement les femmes et les filles lors des attaques de villages car elles ont une valeur marchande. Elles peuvent être revendues aux combattants qui en ont les moyens ou servent d’appâts aux nouvelles recrues. On les offre comme des « packages de bienvenue ». Celles qui ne sont pas mariées sont « parquées » dans des endroits dédiés et abusées par les combattants. Les plus jeunes sont endoctrinées pour commettre des attentats-suicides sur les marchés.
Qui croit encore au mouvement ?
La plupart des témoignages d’anciens combattants expriment de l’amertume et de la désillusion. Les repentis ont le sentiment qu’on a abusé d’eux. Seuls les chefs aujourd’hui trouvent leur intérêt dans la poursuite du mouvement. Les butins de guerre leur sont rapportés et ils sont chargés de le redistribuer à leur guise aux combattants.
Quelles sont les ressources du mouvement ?
Boko Haram s’autofinance à 90 %. Certains combattants sont affectés à l’agriculture, d’autres à la pêche et leur production est revendue, tout comme le bétail qui est volé. Boko Haram a ses propres banquiers et des commerçants qui versent tous leurs gains à ses chefs. Une économie souterraine s’est développée. La secte travaille avec des fournisseurs pour s’approvisionner en carburant, en pièces détachées pour les voitures, en médicaments et en nourriture. Selon moi, il faut s’attaquer à cette économie de guerre pour affaiblir Boko Haram.
La stratégie menée actuellement est-elle efficace ?
Je ne pense pas qu’on parviendra à les éradiquer avec des chars et des avions. L’ennemi est invisible. Les combattants sont cachés dans la population. Pour moi, il faut dégarnir les effectifs du groupe terroriste en impliquant les chefs traditionnels. Si on ne change pas de stratégie, la secte survivra encore une bonne dizaine d’années.
seneplus
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