L’impensé des violences conjugales au sein des couples LGBT+
«La plus grosse crise a eu lieu un mois de février, nous étions ensemble depuis un peu plus de trois ans, témoigne Marc, 23 ans à l’époque des faits. Je ne me souviens plus pourquoi nous nous disputions, je sais simplement que Lucas m‘a balancé un bibelot, auquel je tenais énormément, qui s‘est brisé à mes pieds. De peur, de colère, je l‘ai repoussé, il est tombé. Il s‘est relevé et m‘a balancé la plus grosse gifle que je n‘ai jamais reçue. Je suis tombé au sol, assourdi d‘une oreille, des vertiges. Je n‘ai pas réussi à me relever, je me suis appuyé au mur et il m‘a craché dessus en me disant que je n’étais qu‘une sous-merde. Quand j‘ai réussi à me relever, je suis monté à l’étage de notre appartement et j‘ai commencé une valise. Il me poursuivait, m‘insultait, me poussait, je suis tombé plusieurs fois, je pleurais, le suppliant d‘arrêter et de juste me laisser partir. Il m‘a craché dessus plusieurs fois.» Lucas était sa première histoire sérieuse, Marc était amoureux et a enduré ses colères et ses accès de violences pendant des mois jusqu’à réussir à s’en extraire.
Selon l’étude nationale relative aux morts violentes au sein du couple en 2019 publiée le 17 août, huit décès sont survenus au sein de couples homosexuels (contre trois en 2018), dont sept couples d’hommes. Perdue au milieu des chiffres dramatiques concernant les féminicides, cette donnée tout aussi tragique est la partie émergée d’un iceberg indicible et impensé: celui des violences conjugales au sein des couples LGBT+.
Ignorées du Grenelle des violences conjugales et des propositions de lois qui ont suivi, ces violences font assez peu l’objet d’études en France. Pourtant, une méta-analyse américaine de 2015 avance que de 25% à 40,4% des femmes en couple lesbien et de 26,9% à 40% des hommes en couple gay ont subi des violences conjugales au cours de leur vie. Ces chiffres, équivalents à ceux des femmes en couple hétérosexuel mais bien supérieurs à ceux des hommes en couple hétéro, incluent pareillement les violences physiques, verbales, psychologiques, matérielles ou encore sociales. Pour autant, le silence demeure.
Le poids d’une conception hétéronormée de la violence
Les victimes elles-mêmes ont du mal à caractériser les comportements problématiques, notamment parce qu’elles ont intériorisé le fait que les violences conjugales seraient uniquement le fait d’un homme sur une femme. «Les violences ne sont pas l’apanage de la domination masculine et peuvent être systémiques dans le couple, pointe la psychologue et sexologue Coraline Delebarre. Il y a un impensé social, avec une construction des rôles sociaux et sexuels de genre qui font que des personnes de même sexe ne pourraient pas être violentes l‘une envers l’autre parce qu‘elles sont vues comme égales.»
Marc résume parfaitement ce phénomène: «J‘avais l‘impression que ces violences ne comptaient pas, parce que nous étions deux garçons et je me disais que ça n‘existait que chez les couples homme/femme.» Même son de cloche de la part de Sasha, qui a subi les violences verbales et psychologiques de sa compagne: «Dans le cadre d’une relation entre deux femmes, c’est compliqué de parler de violence psychologique, car dans l’imaginaire collectif, même LGBT, on a cette image de la chieuse, certes pénible mais au fond pas bien méchante.»
Comme le résume Valérie Roy, professeure titulaire en sciences sociales à l’École de travail social et de criminologie de l’Université de Laval, «il existe une conception hétéronormative de la violence qui fait que l’homme serait nécessairement auteur et la femme victime». Et d’ajouter: «Il y a bien sûr la violence physique, visible et criminalisée mais aussi la violence psychologique qui n’est souvent pas perçue comme telle et demeure invisible jusqu’à ce que le ou la partenaire en vienne finalement aux mains.»
«C’était une relation d’emprise basée sur la culpabilisation»
Cette violence psychologique –à laquelle se mêlent souvent violences verbale et sociale– se construit au fur et à mesure des mots et des comportements qui, mis bout à bout, deviennent une somme de mépris, d’humiliations, de harcèlement ou de menaces qui envahissent tous les versants de la vie.
«Elle faisait des scandales pour rien. Je devais être toujours disponible pour elle, avec de longues séances par Skype les soirs de la semaine où elle n’était pas là pour s’assurer que je ne sois pas occupée à voir des amis (alors qu’on était dans la même ville et qu’on se voyait souvent), relate Sasha. Elle n’hésitait pas à me rabaisser ou à m’ignorer, même quand nous étions côte à côte physiquement. C’était une relation d’emprise basée sur la culpabilisation de l’autre: elle allait jusqu’à nier que certaines choses s’étaient produites, cherchait à m’empêcher de voir famille ou amis. À force, on en vient à douter de ses propres perceptions, on en vient à douter de soi.»
La jeune femme résume aujourd’hui: «C’était comme une montagne russe qui structurait toute la relation: si les choses s’arrangeaient pendant quelques jours, alors j’allais toujours le payer le surlendemain. C’était usant, un état de tension permanente. Ce genre de violence psychologique insidieuse, c’est seulement en prenant en compte une accumulation de détails que l‘on s’en fait une image globale, c’est pour cela que les proches ne se font pas immédiatement du souci. Mais finalement, ce sont bien eux qui m’ont permis de m’en sortir et de partir, en remettant patiemment bout à bout chaque élément.»
Menaces d’outing et insultes LGBTphobes
Si les violences non physiques ne sont pas l’apanage des couples LGBT+, certains méfaits leur sont propres. «Insulter, faire du chantage, insister pour avoir des relations sexuelles… Les grandes formes de violences se retrouvent partout, constate Valérie Roy. Il existe cependant des particularités liées à l’orientation sexuelle et à l‘identité de genre, tout particulièrement des menaces d’outing (c’est-à-dire la révélation de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre à des tiers sans le consentement de la personne) ainsi que des insultes ayant trait à l’orientation sexuelle (traiter l’autre de “tapette”) ou à l’identité de genre.»
Léo, jeune homme trans de 22 ans, en a fait particulièrement les frais alors qu’il était en couple avec un homme cisgenre: «Il m’engueulait parfois pendant les rapports sexuels parce que j’éprouvais une sorte de dysphorie de genre. En outre, il utilisait des termes non adaptés et en venant à me mégenrer, ce qui amplifiait mon-mal être.»
Valérie Roy, dont les recherches ont, jusqu’ici, particulièrement porté sur les couples d’hommes cis, relève également une part importante de violences économiques comme le contrôle des finances, l’emprunt de grosses sommes, le vol ou encore l’exploitation économique.
Trouver de l’aide et se reconstruire
Le poids des stéréotypes de genre et de la conception hétéronormative de la violence induit une prise en charge difficile pour les victimes dès lors qu’elles parviennent enfin à se reconnaître comme telles. Les ami·es (et parfois la famille) peuvent aider la personne à s’extraire de la situation d’emprise. «Je suis parti et j’ai appelé ma meilleure amie à qui j‘ai tout raconté, parce que je savais qu‘elle ne me laisserait pas faire demi-tour, se souvient Marc. Il a ensuite fallu que je l‘affronte. Il y a eu des larmes, des cris, des supplications, mais cette fois je n’étais plus seul, donc je n‘ai pas fait demi-tour. Contrairement à ce que je craignais, personne ne m‘a jamais dit que j‘aurais pu me défendre, j‘ai été très soutenu et j‘ai pu recommencer ma vie.»
D’autres franchissent seul·es le pas au prix de changements radicaux: «Quand j’ai finalement réussi à partir (après avoir bloqué les canaux numériques), j’ai fini par déménager, j’avais trop peur (tétanie, peur physique) de la retrouver à m’attendre dans mon hall d’immeuble», témoigne Sasha.
Mais force est de reconnaître qu’il existe aujourd’hui encore de grosses failles au sein des systèmes d’aide sociale, policiers et judiciaires pour accueillir ces personnes, qu’elles souhaitent porter plainte ou simplement se mettre à l’abri. «Il existe des freins supplémentaires pour une personne LGBTQI+ pour porter plainte, explique Johan Cavirot, président de l’association FLAG! Par exemple, la crainte d’être victime de LGBTQIphobies au sein des structures de la part des policiers ou des gendarmes, celle de ne pas être cru·e en raison des préjugés sociétaux.»
Il ajoute que les professionnel·les ne sont pas nécessairement de mauvaise volonté mais «manquent de temps pour assurer un accueil empathique et personnalisé. Il y a aussi un manque de formation. Le policier est formé à appréhender un auteur de faits, à faire cesser l‘infraction et faire en sorte que l‘ordre public soit rétabli. La partie assistance aux victimes n’est pas au cœur de sa formation.»
Enfin, il y a aussi des lacunes en matière d’accueil au sein des organisations associatives: «Les structures de mise à l’abri sont non mixtes et destinées uniquement aux femmes, signale Coraline Delebarre. Donc les hommes victimes de violences n’ont nulle part où aller, et les femmes autrices de violences peuvent elles-mêmes entrer dans ces structures où se trouverait leur (ex-)compagne.»
«Il faut aujourd’hui intégrer tous ces paramètres lorsque l’on pense les réflexions autour des violences conjugales, insiste Johan Cavirot. Faute de quoi, les victimes continueront de rester dans leur coin.»
«Lorsque l‘on parle de violences conjugales, il est vrai que l‘on parle surtout de couples hétérosexuels et de violence d’hommes sur des femmes, souligne Marc. Ce sont les plus nombreuses, personne ne peut le nier. Mais pour l’avoir vécu, au sein d‘un couple homme-homme, je sais maintenant que la violence peut prendre d‘autres formes et se trouver dans tous les couples. C‘est un rapport de domination, une personne qui en prend une autre pour sa propriété, une question de prise d‘ascendance psychologique sur quelqu‘un et ça, ça n‘a pas de sexe. Courage et soutien aux victimes, j‘espère sincèrement que vous trouverez la force de parler et surtout l‘oreille attentive qui saura vous écouter.»
slate.fr
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