ORKADIÉRÉ ET LA MÉMOIRE DES DÉNIYANKÉS

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Dynastie régnante du Fuuta de 1512 à 1776, les Deniyankés avaient fait d’Orkadiéré, situé à une soixantaine de Matam, sur la route de Bakel, leur fief. Deux stèles, l’une sur la place publique du village, l’autre à l’arrière-village, rappellent cet épisode.

L’endroit est bucolique, colonisé par les hautes herbes qui font le bonheur d’une horde de chevaux et d’un troupeau de vaches. Pas la moindre trace d’un humain et pourtant, ici, le sol semble fertile. Le bon hivernage aidant, on se dit qu’il aurait suffi de semer pour que la terre donne ce qu’elle a de meilleur. Pour un «étranger», la question se pose, mais pour un habitant d’Orkadiéré, non. La charge symbolique de ce lieu et tous les préjugés qu’il charrie ne le prédisposent ni à la mise en valeur ni à l’habitat. Cet endroit sanctifié, les habitants d’Orkadiéré l’appellent «Toulndé Soulèye Ndiaye». En pulaar, «toulndé» veut dire «zone élevée» et Soulèye Ndiaye, c’est Soulèye Ndiaye 1er, un des derniers rois Deniyankés appelés Satigi. Il est resté célèbre pour avoir tenté de tenir tête à Thierno Souleymane Baal lorsque ce dernier a lancé le mouvement qui allait aboutir à la révolution Toroodo de 1776.

C’est ici donc que vivaient Soulèye Ndiaye et sa cour royale, entourés des redoutables «sebbes koliyaabés», du nom de ces guerriers qui formaient l’essentiel de l’effectif de l’armée Deniyanké. Se distinguant par la pratique d’une «islam tiède», cette dynastie était plus portée sur le paganisme. Les pratiques païennes auxquelles les Satigis s’adonnaient en ces lieux justifient donc la méfiance des habitants d’Orkadiéré à les occuper. Question de superstition, précise Issa Demba Niang, adjoint du chef de village. «Plus de deux siècles après, les gens ont la conviction que des esprits maléfiques peuplent cet endroit à cause des rites païens qui s’y déroulaient. C’est pourquoi vous ne verrez jamais les populations cultiver dans les parages. Quant à y habiter, elles n’y pensent même pas», indique le vieil homme. L’adjoint au chef de village tente de nous montrer des trous dans le sol, mais avec la broussaille fournie, difficile de les percevoir à l’œil nu. Tout comme les restes du puits «Karang Koulé». Selon lui, ces cavités qui ceinturent le puits auraient été creusées par les ruades des chevaux de l’armée Deniyanké. «Ces chevaux qui étaient attachés près du puits n’étaient pas ordinaires. Ils avaient la particularité de deviner, à la veille d’une campagne militaire, si leur jockey allait revenir sain et sauf ou serait tué sur le champ de bataille. On pouvait le savoir dans leur manière de ruer autour du puits», explique Issa Demba Niang.

Bien que les Orkadiérois «fuient» cet endroit, il n’en demeure pas moins que cette partie de l’histoire de leur localité, ils l’assument non sans fierté. «C’est notre histoire, nous ne la renierons jamais. Nous en sommes même fiers», martèle Ndiogou Saly Seck, fils du célèbre feu Farba Saly Seck, qui animait une émission sur l’histoire du Fuuta sur la 2STv. Ce devoir de mémoire assumé justifie la construction, sur l’ancien emplacement de la demeure royale, d’une stèle. Mais, mieux, ils en ont construit une autre, plus imposante, cette fois-ci sur la place publique du village. Ce monument, en forme d’obélisque d’une hauteur de trois mètres, est surmonté d’une statuette représentant un guerrier «sebbe koliyaabé» sur un cheval cabré. «Cette stèle a été construite en 1994. Le choix du lieu n’est pas fortuit, c’est ici que se déroulent tous les grands évènements du village. Elle nous rappelle notre fibre ‘ceddo’ et guerrier derrière notre statut de musulman», ajoute Ndiogou Saly Seck.

Non loin de cette place publique, un point d’eau coupe le village en deux. Il s’agit du « wendu Birame Bidji», la «mare de Birame Bidji». Dans l’histoire d’Orkadiéré en tant que capitale des Deniyankés, ce lieu est porteur de sens. «A l’époque, c’était un terrain vague, sablonneux. A la veille de chaque bataille, les «sebbes koliyaabés» se réunissaient ici et chacun faisait le serment de tuer un certain nombre d’ennemis quitte à se laisser mourir si la promesse n’est pas tenue», confie Salif Sall, un notable. «On appelait ces joutes oratoires ‘’lengui’’, les cantatrices et les musiciens y jouaient un rôle important en galvanisant les soldats», ajoute Ndiogou Saly Seck.

La rencontre mémorable entre Thierno Souleymane Baal et Soulèye Ndiaye 1er

Fief des Deniyankés, les historiens s’accordent à dire que c’est à Orkadiéré que s’est jouée la scène qui allait affaiblir, puis mettre fin à la dynastie fondée par Koli Tenguela deux siècles et demi plus tôt. En effet, selon le Pr Mamadou Youry Sall de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Thierno Souleymane Baal, après s’être fait un nom un peu partout à travers le Fuuta par ses prêches contre les razzias maures, le «moudou horma» (impôt prélevé sur les populations du Fuuta par les Maures), l’esclavage et contre l’incapacité des Satigis à assurer la sécurité des Fuutankobés, le futur leader de ce qui deviendra donc la révolution Toroodo est venu s’installer à Orkadiéré où il avait des partisans. Cet acte inquiéta le souverain Souleye Ndiaye 1er qui lui ordonna de quitter la ville. Thierno Souleymane Baal obtempéra et rejoignit Nguidjilone. Mais, il reviendra plus tard à Orkadiéré et on l’amena devant le Satigi qui le reçut, entouré de sa garde rapprochée que constituaient les «sebbes koliyaabés».

Devant cette assemblée, Thierno Souleymane Baal tint un discours qui fera se retourner les «sebbes koliyaabés»  contre leur souverain. «Thierno Souleymane Baal a dit au Satigi, qu’en tant que musulman, il ne lui était permis de n’avoir que quatre femmes ; or, lui en avait une centaine. Le Satigi lui répondit, qu’à part ses deux femmes Deniyankobés et les deux autres Jawambés, tout le reste était des «sebbes koliyaabés», donc des «taras», c’est-à-dire des esclaves concubines. Cette réponse a vexé les Koliyaabés qui constituaient, depuis Koli Tenguela, le gros de l’armée des Deniyankobés», explique le Pr Mamadou Youri Sall.

Furieux, les «sebbes koliyaabés» entrèrent en rébellion et émigrèrent à Janjoli, non loin de Sinthiou Garba, à une trentaine de kilomètres d’Orkadiéré. De son côté, Thierno Souleymane Baal exploite à fond l’indignation des «sebbes koliyaabés» et finit par rallier à sa cause leurs chefs. Soulèye Ndiaye 1er, sentant son trône vaciller, décide d’aller affronter l’armée de Thierno Souleymane Baal qui avait pris de l’envergure avec les ralliements venant de toutes parts. Mais, il mourra avant même de faire face au leader de la révolution Toroodo. «Il perdit la vie par accident au cours de sa préparation. Son fusil, trop chargé, lui a éclaté entre les mains», souligne le Pr Sall. On est en 1765. Il faudra attendre encore onze années pour que le mouvement révolutionnaire, qui allait instaurer au Fuuta un nouvel Etat «fondé sur des principes de démocratie et sur le règne de la justice et de l’équité», n’arrive à maturité lorsque le dernier Satigi, Souleye Boubou Gaysiri, fut défait à Agnam et alla trouver refuge chez les Maures. Orkadiéré, comme toutes les autres localités du Fuuta, basculèrent toutes définitivement dans l’ère de l’almamiyat qui durera 114 ans.

Le Soleil
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