États-Unis: la minorité blanche de Memphis, entre lourds héritages et petites révolutions

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Quand on évoque Memphis, Tennessee, on pense évidemment à l’incroyable héritage musical. Mais dans ce sud des États-Unis, c’est le passé esclavagiste qui pèse lourd. RFI est allée à la rencontre d’habitants issus de la minorité blanche de la ville, qui s’emploient à recoller les morceaux.

Du blues, de la soul et du rock and roll comme on en entend nulle part ailleurs… Vous savez que vous êtes arrivés à Memphis en allumant la radio. « Regarde, à droite de l’Avenue, derrière le mur, c’est Chickasaw Garden, un quartier exclusivement blanc de gens extrêmement riches. C’est clôturé, sécurisé, et juste de l’autre côté de la rue, il y a le lycée East School qui accueille des enfants dont les parents sont parmi les plus pauvres de la ville. » Allie Preston, trentenaire, cadre dans une grande chaîne hôtelière, me fait faire un tour de la ville à bord de son SUV. « D’une rue à l’autre, on peut passer très vite d’un quartier sûr à un quartier dangereux, de maisons cossues à des taudis, d’un quartier blanc à un quartier noir. On ne se mélange pas trop, tout le monde se regroupe avec ceux qui leurs ressemblent », décrit-elle. Un héritage urbain visible qui date de l’époque de la ségrégation, mais qui cache une réelle évolution des mentalités.

La honte du passé

Le mari d’Allie, Preston Battle, est un jeune avocat qui aurait pu s’en aller travailler dans une plus grande métropole et gagner beaucoup plus d’argent, s’il n’était pas si attaché au développement de sa ville. « Memphis a beaucoup de cicatrices et on n’a pas fini de réparer les blessures de l’Histoire », estime-t-il. Au sein de son Église, il est très investi dans des opérations de charité, de collecte de vêtements et d’aide alimentaire, qu’il distribue régulièrement dans les quartiers pauvres de la ville. Ses ancêtres, comme la plupart des élites blanches originaires d’ici, ont possédé des esclaves et ils sont nombreux dans cette génération des millenniaux à avoir bien conscience et honte de ce passé. Son grand-père a été le premier à lui transmettre un certain sens des responsabilités : il n’était autre que le juge en charge du procès de James Earl Ray, l’assassin de Martin Luther King, abattu à Memphis en 1968.

Un de ses amis du lycée, Erim Sarinoglu, est lui aussi devenu avocat mais a choisi une spécialité en général peu prisée : défendeur public. Il travaille pour le comté et est assigné d’office à ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un avocat privé. « Mes clients sont essentiellement Afro-Américains, raconte-t-il. Beaucoup sont arrêtés pour trafic de drogue, cannabis, cocaïne, ou vols aggravés. Les peines plancher au Tennessee sont très dures, autour de quatre ans ferme a minima. Autant vous dire que quand vous commencez votre vie d’adulte en prison pour des délits qui ne tuent personne, en laissant votre copine seule avec le bébé, un loyer à payer, etc., c’est une spirale de précarité et de violence qui s’engage pour les familles et les quartiers. » Très engagé, Erim dénonce une culture judiciaire d’autant plus répressive qu’elle est politique. La majorité des juges sont républicains et sont incités par leurs électeurs à condamner très sévèrement. Erim se présentera donc aux prochaines élections pour un poste de juge afin de « changer les choses » de l’intérieur.

Recoller les morceaux

« Dans ma génération, on reconnaît pleinement ce passé d’oppression systémique des Blancs sur les Noirs. Et on fait tout pour essayer de recoller les morceaux », explique Marshall Bartlett, 30 ans, l’un des meilleurs amis de Preston. Lui est éleveur de porcs bio à Cuomo, un lieu-dit très rural qui, comme Memphis, est à majorité afro-américaine. Ici, pendant deux siècles, leurs ancêtres ont cultivé du coton pour le compte des propriétaires blancs des plantations. Marshall a repris la ferme familiale et emploie une dizaine de personnes. « Après la mort de George Floyd, on a fait une réunion, et il était clair que mes employés noirs tenaient particulièrement à ce que notre entreprise soutienne le mouvement Black Lives Matter. Alors on a mis une banderole à l’entrée de la ferme et on a fait un communiqué sur nos réseaux sociaux », explique-t-il. Au sein des familles conservatrices blanches, « ça a fait jaser » sourit-il. Mais qu’importe. Son père était déjà un avant-gardiste pour la région : producteur de soja, il avait refusé de travailler avec Monsanto et préférait payer des salaires plutôt que des machines pour garantir des emplois locaux. « L’esprit de communauté et de partage qu’il a réussi à enraciner dans ce lieu déchiré par les inégalités raciales, ça n’a pas de prix. Je me devais de reprendre le flambeau », souligne-t-il.

Vieux démons et nouvelle garde

Mais combien de parents dans les familles blanches du Sud sont si progressistes ? Allie se dispute souvent avec ses parents sur des questions politiques désormais. « Ils ont toujours été conservateurs, mais je ne comprends pas comment ils peuvent défendre Trump. Parfois, en privé, ils critiquent sa personnalité mais jamais ils ne le feront publiquement. Et puis ce qui m’inquiète, c’est que je vois des gens au boulot qui se permettent de dire des choses invraisemblables parce que le président les dit aussi. Les crapauds sont sortis de la mare et je pense qu’on va les entendre croasser encore longtemps, quoiqu’il arrive le 3 novembre », regrette-elle.

Cette année, comme la plupart de ces jeunes progressistes de Memphis, elle votera aux élections locales pour Torrey Harris. Il a gagné le primaire démocrate pour être candidat à la Chambre des représentants du Tennessee et son profil est inédit : travailleur social afro-américain de 29 ans, il est ouvertement gay et il s’oppose à John De Berry, qui représentait le district à la Chambre depuis 25 ans (sous la bannière démocrate), et qui se retrouve donc contraint à concourir pour sa réélection en tant qu’indépendant. Signe que les temps changent, même dans la moiteur du Sud profond qu’on a parfois tendance à caricaturer.

rfi

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