Le Conseil constitutionnel avait-il le pouvoir de délibérer ?

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Recours contre les lois portant modification du Code pénal et du Code de procédure pénale : le Conseil constitutionnel avait-il le pouvoir de délibérer ?

La Décision rendue par le Conseil constitutionnel, à la suite de sa saisine par vingt-et-un députés pour « annuler les projets de loi » portant modification du Code pénal et du Code de procédure pénale, a soulevé un débat politico-juridique nébuleux. Les contempteurs du Conseil constitutionnel ont soutenu globalement que celui-ci a violé la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 le régissant en ce sens qu’il n’avait pas la possibilité de statuer sur le recours, en raison du fait qu’il comportait quatre (4) membres au lieu de sept (7), les trois autres étant « définitivement empêchés ».

Le débat aurait pu être d’un grand intérêt scientifique. Malheureusement, ce qui est vrai pour les tribunaux, l’est aussi, peut-être davantage, pour le débat juridique : lorsque la politique y entre par la porte, le droit en sort par la fenêtre.

Il est étonnant que ceux qui ont pourtant présenté ces lois comme hautement attentatoires aux droits et libertés aient circonscrit le débat à la question de la composition du Conseil, sans interroger outre mesure la motivation de la haute juridiction sur le fond.

Il est encore plus paradoxal de constater que ceux qui criaient à l’inconstitutionnalité de la loi, théorisaient en même temps « le blocage institutionnel », allant jusqu’à proposer au Conseil constitutionnel une motivation dans ce sens !

C’est pourquoi, à travers cette contribution, je voudrais, en ma qualité de juriste, donner un point de vue scientifique sur la « légalité » de la délibération du Conseil constitutionnel.

Il convient de relever que le Conseil constitutionnel, adoptant une démarche pédagogique, a expliqué de prime abord la possibilité pour lui de statuer sur les recours, malgré la vacance de trois postes sur sept, avant de se prononcer sur les moyens soulevés par les requérants.

Cet aspect de la Décision du Conseil constitutionnel sur sa composition qui fait actuellement l’objet de débat mérite une analyse juridique approfondie, à la fois sous l’angle de la continuité du fonctionnement des institutions, du pouvoir régulateur du Conseil, mais aussi des méthodes et techniques d’interprétation de la loi.

Les termes de la controverse sont simples : l’article 23 de la loi organique relative au Conseil constitutionnel disposant que « le Conseil constitutionnel ne peut délibérer qu’en présence de tous ses membres sauf empêchement définitif de trois d’entre eux au plus, dûment constaté par les autres membres », certains juristes ont induit de ce texte que le silence de la loi sur la notion « d’empêchement définitif », entraine un vide juridique qui doit conduire le Conseil, en pareille occurrence, à constater le « blocage institutionnel » et à s’abstenir de délibérer.

Cette interprétation purement littérale et « textualiste », qui revient à soutenir que lorsque la loi ne dit rien à propos d’une situation donnée, le juge doit s’abstenir de statuer, est à la fois restrictive et erronée. Elle renvoie à une dogmatique juridique que récuseraient même les tenants les plus radicaux de l’école dite de l’exégèse pourtant connue pour sa volonté de réduire le droit à la loi.

En effet, plus que l’obscurité de la loi, c’est son silence qui a conduit tous les systèmes juridiques à concevoir des méthodes d’interprétation permettant de donner une réponse judiciaire à de telles situations. À titre d’exemple, c’est en  se servant du  raisonnement a pari, encore appelé « raisonnement par analogie » ou « qiyas » en arabe, que le droit musulman a étendu l’interdiction coranique de la consommation du vin à toute boisson procurant l’ivresse.

Ce raisonnement par analogie utilisé par les jurisconsultes musulmans n’est pas inconnu du droit romano-germanique et du système anglo-saxon. Il repose sur l’idée que les situations similaires devraient être traitées de la même façon. Il consiste à étendre le champ d’application d’une disposition législative pour prévenir un vide juridique ou assurer la cohérence du droit.
Parce que le déni de justice est punissable, il n’est ni raisonnable, ni rationnel, d’interdire au juge, surtout constitutionnel, de combler les insuffisances de la loi en l’interprétant.

Parce que le législateur est supposé rationnel, il n’est pas admissible de présumer que son intention est de faire produire à la loi des effets déraisonnables ou absurdes. Ces constats qui procèdent de l’évidence expliquent le fait que la plupart des méthodes d’interprétation de la loi, élaborées par la jurisprudence et conceptualisées par la doctrine, ont pour principe commun, de faire privilégier une lecture de la loi qui lui permette d’atteindre sa finalité, sa ratio legis. Il est, à ce propos, clair que l’objectif visé par le législateur organique, à travers l’article 23 précité, n’est pas celui que les critiques de la décision du Conseil semblent lui prêter, à savoir « le blocage des institutions ».

Tout juriste avisé et éclairé sait que la loi n’est pas la seule source du droit. C’est ce qu’a montré le Conseil constitutionnel lorsqu’il apprécie la régularité de sa composition, à la fois, au regard de la loi le régissant et sur le fondement d’un principe à valeur constitutionnelle : « la continuité du fonctionnement des institutions publiques ». Ce principe s’impose au législateur et au juge lui-même.

En l’espèce, le Conseil constitutionnel ayant connu trois vacances sans remplacement au moment de sa saisine, se trouvait en face d’une situation susceptible de compromettre la continuité de son fonctionnement.

Pour surmonter cette situation non régie par la loi, le Conseil a usé du pouvoir normatif consubstantiel à toute juridiction de cette nature, mais aussi des méthodes et techniques d’interprétation que le droit met à la disposition du juge lorsque la loi est silencieuse, obscure ou contradictoire. Agissant ainsi, le Conseil constitutionnel a assumé le rôle de régulateur qu’il s’est assigné depuis sa création, pour éviter la paralysie du fonctionnement des institutions.

Il convient, sous ce rapport, de rappeler la Décision n° 5-E du 2 Mars 1993, rendue par le Conseil moins d’un an après sa création pour assurer la continuité des institutions publiques face au blocage de celles-ci, à l’occasion de l’élection présidentielle de 1993.

Le Conseil avait estimé, dans le Considérant 17 de sa décision « qu’après s’être déclaré valablement saisi et malgré le silence des textes, il a l’obligation de se prononcer sur la question portée devant lui ; qu’en effet, ni le silence de la loi, ni l’insuffisance de ses dispositions, n’autorisent le conseil, compétent en l’espèce, à s’abstenir  de régler le différend porté devant lui, qu’il doit se prononcer par une décision en recourant, au besoin, aux principes généraux du droit, à la pratique, à l’équité et à toute autre règle compatible avec la sauvegarde de l’État de droit et avec l’intérêt commun ».

À travers ce considérant, le Conseil haute juridiction a très tôt montré que son rôle de régulateur et de garant de la continuité du fonctionnement des institutions ne s’accommodait pas d’une lecture parcellaire, littérale, voire « grammaticale » de la Constitution et des lois, mais lui imposait une approche systémique, avec toujours comme toile de fond, l’esprit général de la loi fondamentale et la nature de sa mission. Dans ce sens, la décision du 22 juillet 2021 peut être considérée comme « classique » au regard de la tradition jurisprudentielle du Conseil.

Dans une autre décision rendue le 26 juillet 2017 (Décision n° 8-2017), le Conseil, pour garantir le respect du droit fondamental de vote, invoqua la notion de « circonstances exceptionnelles » afin de permettre aux citoyens, qui n’avaient pas pu entrer en possession de leur carte d’électeur, de présenter dans les bureaux de vote des documents autres que la Carte d’identité CEDEAO exigée par le Code électoral. Là encore, ceux qui reprochaient à l’Administration, voire au Pouvoir politique, de procéder à une « rétention des cartes électorales » pour empêcher le vote des primo-votants qui serait défavorable aux tenants du Pouvoir, étaient curieusement les mêmes à reprocher au Conseil constitutionnel de permettre à ces électeurs d’exercer leur droit constitutionnel.

C’est pourtant ce pouvoir de régulation qui permet au Conseil constitutionnel de veiller au respect de l’ordre juridique et constitutionnel. Il repose essentiellement sur le principe à valeur constitutionnelle de continuité du fonctionnement des institutions dégagé par le Conseil à travers sa jurisprudence.

Il apparait cependant clairement, s’agissant du cas d’espèce, que ce pouvoir de régulation se reconnait pour limite objective, celle exprimée expressément par la Constitution et la loi organique. C’est pourquoi il a admis que l’article 23 de la loi organique, en disposant que « le Conseil constitutionnel ne peut délibérer qu’en présence de tous ses membres sauf empêchement temporaire de trois d’entre eux dûment constaté par les autres membres », lui a fixé un quorum de quatre membres au minimum pour statuer valablement, ce qui constitue la majorité absolue des membres le composant.

C’est tout le sens du considérant n° 5 de la Décision n° 2/C2021 du 20 juillet 2021 dont la teneur suit : « … au regard de l’esprit et de la lettre de la Constitution et de la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil constitutionnel, le Conseil constitutionnel doit toujours être en mesure d’exercer son pouvoir régulateur et de remplir ses missions au nom de l’intérêt général, de l’ordre public, de la paix, de la stabilité des institutions et du principe de la nécessaire continuité du fonctionnement des institutions ; que dans les cas où des circonstances particulières l’exigent, il est tenu de délibérer et de statuer, dès lors que la majorité des membres qui doivent la composer est présente ; ».

Pour toutes ces raisons, le Conseil constitutionnel, en statuant avec quatre (4) membres pour accomplir sa mission de contrôle de constitutionnalité des lois n’a nullement violé la loi en ce sens que la décision a été rendue par la majorité absolue des membres le composant.

En somme, la controverse autour de la décision rendue par le Conseil constitutionnel nous renseigne moins sur la jurisprudence de cette juridiction que sur la qualité du débat juridique au Sénégal. En effet, loin de toute arrogance, nous n’avons pu noter que des commentaires politiques et médiatiques présentés sous un vernis scientifique. Cela découle de l’accaparement de l’espace public par ceux que le sociologue Pierre Bourdieu qualifie d’« intellectuels intermédiaires ». En écoutant « ces intellectuels faussaires » qui ne font de la « science » que sur les plateaux de télévision ou dans les studios de radio, on ne peut s’empêcher de penser à ces propos du  géopolitologue Pascal Boniface (« Les intellectuels faussaires. Le triomphe médiatique des experts en mensonge » Paris, Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2011) : « ces intellectuels et experts qui n’ont pas de scrupules à employer des arguments de mauvaise foi, à énoncer des contrevérités, afin d’emporter l’adhésion. Leur culot, leur absence totale de scrupules semblent être illimités et constituer un atout. Loin de subir une réprobation générale, on les acclame de plus belle ».

Pour le cas qui nous intéresse ici, il s’agit de soi-disant « experts » ou de pseudo constitutionnalistes qui se sont lancés dans une exégèse des textes, en se livrant à une analyse des décisions du Conseil constitutionnel avec des erreurs d’interprétation telles que l’on peut légitimement se demander s’ils ont pris le temps de les lire. C’est le lieu de leur rappeler  que nos illustres Maitres nous ont toujours appris qu’un universitaire ne peut prétendre faire partie de la doctrine que s’il a au moins soutenu une thèse de doctorat. J’invite donc certains de mes anciens camarades étudiants de Dakar, qui ne sont des spécialistes que devant les non juristes, à faire preuve de moins d’activisme médiatique, à consacrer un peu plus de temps à leurs recherches doctorales et à soutenir leur thèse dans les meilleurs délais.

Après ce rappel et cette invitation, je voudrais faire observer que l’OPA hostile que ces « spécialistes» ont exercée sur le débat juridique a malheureusement pour effet d’en éloigner les vrais constitutionnalistes, nos maîtres que je ne citerai pas ici par respect pour leur humilité.
Les opinions politiques peuvent certes girer au gré des vents médiatiques dominants, les analyses juridiques doivent, quant à elles, avec l’obstination d’une boussole, s’orienter, malgré les vents contraires, vers le pôle magnétique de la vérité scientifique.

Il est donc de la responsabilité des médias – qualifiés de « quatrième pouvoir » – dans une véritable démocratie, de veiller à la qualité du débat public en tant que principaux animateurs. Pour ce faire, ils doivent veiller à identifier et à faire appel aux experts et universitaires crédibles, légitimes, ayant autorité à discourir sur des questions qui nécessitent un examen technique. Il importe d’avoir leurs avis sur des enjeux liés à ces questions dans le cadre de certains événements et de la mise en perspective de certaines informations. Il y va de la consolidation de notre démocratie en construction.

Madame Aminata Diop 
Juriste, France

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