Montée en puissance de 1xbet au Sénégal : quand l’appât du gain facile hypothèque des avenirs et constitue une menace sécuritaire
La nuit vient de tomber dans ce quartier populaire de Dakar. Ce qui ne rend pas imperceptible de loin une foule. Les gesticulations des uns et des autres font penser à un avant-goût d’altercations. À mesure qu’on s’approche, le son des voix prend plus de volume et donne une information sur le contenu des discussions. Composée de jeunes dont la moyenne doit tourner autour de la vingtaine, cette foule parle…foot. Le FC Séville et le Club Lillois se sont partagés les points. Ce match de la 3e journée de la Ligue des champions européenne se retrouve au centre des débats pas pour la robustesse des deux clubs, mais pour une autre raison. Ce mercredi 21 octobre, tous les parieurs s’étaient donnés rendez-vous sur différentes plateformes de jeu en ligne pour faire fortune à l’issue de cette rencontre qui a déçu aussi bien les deux formations que les parieurs. « Je crois qu’ils ont bien verrouillé le score », se plaint un parieur repris par un interlocuteur aussi dépité que lui par le nul blanc concédé par les deux équipes. Depuis quelques années, c’est le genre de scène qui rythme le quotidien de beaucoup de jeunes sénégalais. Avant l’arrivée de ce qu’on appelle les « bookmakers », ils avaient pris d’assaut les kiosques de pari et de jeu de hasard pour tenter leur chance.
La révolution des Bookmakers
À l’origine, un bookmaker est une personne qui prend des paris puis le même nom est donné aux établissements de jeu acceptant les paris en espèce et verse des gains sur différents évènements sportifs.
Mais avec la révolution numérique, plus besoin de s’afficher devant un kiosque où on risque de se faire repérer par des connaissances. Des sociétés de pari ont investi le net et ont mis en place un système offrant un accès discret à qui le souhaite. 1xbet est l’un de ces bookmakers.
Créée depuis 2007 sous la forme d’un casino, cette société enregistrée à Chypre est détenue par trois citoyens chypriotes d’origine russe et a étendu sa présence sur le web en 2014. Au Sénégal, elle est en train de détrôner Premierbet qui est un partenaire de la Loterie nationale sénégalaise qui l’initiateur du jeu « parifoot ».
Il faut préciser que les jeux de hasard ne sont pas interdits au Sénégal. Ils sont autorisés depuis 1966 par la loi n°66-58 du 30 juin 1966 portant organisation et règlement des établissements de jeu. Cette loi a été complétée en 1975.
La Lonase a été créée en juillet 1966 sous la forme d’une société privée d’économie mixte dans laquelle l’État détient 80% du capital. En 1987, la puissance publique en assure le monopole. Selon un document de cette société, parcourue par Dakaractu, par la loi 87-43 du 28 décembre 1987, la Lonase devient une société nationale et détient l’exclusivité de l’exploitation des jeux. Sa mission : organiser, exploiter, réguler le secteur des loteries, jeux de pronostics, de hasard et assimilés conformément aux lois et règlements par le biais de produits attrayants et socialement responsables en vue de contribuer au développement économique et social de la nation. Ce qui lui confère le pouvoir de contrôler tout ce qui se fait au Sénégal comme jeu de hasard. L’article 3 du chapitre II du décret n°2018-489 du 26 février 2018 approuvant le cahier de charge de la Loterie nationale sénégalaise confirme ce statut et « interdit d’organiser une promotion ou un jeu-concours sous forme de jeu de hasard sans autorisation préalable de la Lonase ». Cela suppose que 1xbet opère avec l’autorisation de la Loterie nationale sénégalaise.
Nos tentatives d’en savoir plus auprès des services habilités de la société nationale de jeu n’ont pas été fructueuses. Mais des publications du bookmaker le plus populaire au Sénégal sont présentes sur le site de la Lonase. C’est par exemple le cas lorsque l’ancien international de football Khalilou Fadiga a été désigné ambassadeur de 1xbet au Sénégal. La succursale sénégalaise affiche aussi les logos de la Lonase sur toutes ces affiches. Nous avons également envoyé une demande d’interview à cette filiale locale pour être édifié sur la nature de ses liens avec la Lonase. Mais jusqu’à la rédaction de ces lignes, nous n’avons pas obtenu de réponse.
Dans tous les cas, force est de reconnaître que 1xbet est devenu le premier bookmaker au Sénégal. Sur Alexa.com, une société américaine d’analyse de trafic web, le site 1×001.com qui, en réalité est 1xbet.com occupe, à la date du 24 octobre 2021, la 8e place .
1xbet, 8e site le plus visité au Sénégal
Pour comprendre la montée en puissance de cette société, il faut revisiter le classement 2020 d’Alexa dans lequel la société créée par des chypriotes d’origine russe ne figurait même pas dans le top 20. C’est le partenaire de la Lonase, Premierbet, propriétaire de « Parifoot » qui était à la 20e place en décembre 2020. Depuis, Premierbet a été détrôné malgré sa percée dans le monde du pari sportif. « Depuis trois ans, je suis un parieur. J’étais un inconditionnel du Parifoot mais avec l’arrivée de 1xbet, je me suis mis au diapason des nouvelles technologies. C’est simple d’utilisation et surtout ça offre une discrétion que n’assurent pas les autres jeux », nous confie un parieur qui préfère taire son nom. « Il suffit juste d’avoir la connexion et l’application pour jouer sans en donner l’impression », acquiesce un autre qui avoue avoir tourné le dos à la concurrence qui tente pourtant de marquer sa présence sur le web avec des services similaires. En effet, l’arrivée de 1xbet au Sénégal semble avoir boosté le secteur du pari en ligne. Depuis, on assiste à la naissance de bookmakers locaux tels que sunubet, d’acajou et d’autres sociétés de pari qui croient pouvoir avancer des arguments devant la force de frappe de 1xbet.
L’incroyable évolution de la téléphonie mobile
Cette nouvelle tendance s’explique par l’évolution impressionnante de la téléphonie mobile au Sénégal et de l’Internet. Selon le rapport trimestriel publié en juin 2021 de l’Autorité de régulation des télécommunications et des Postes (ARTP) sur le marché des communications électroniques, « le parc des lignes de téléphonie mobile a enregistré une augmentation de 1,27% au deuxième trimestre et s’élève à 19 667 613 lignes ».
Le rapport lu à Dakaractu indique que « la croissance du parc des lignes de téléphonie mobile des opérateurs est soutenue par les lignes prépayées qui ont augmenté respectivement de 1,25% et 2,57% au cours du trimestre ». « Le taux de la pénétration de la téléphonie mobile qui permet de mesurer le niveau d’utilisation des services de téléphonie mobile au Sénégal est estimé à 117,73% au deuxième trimestre 2021, contre 116,25% au trimestre précédent soit une hausse de 1,48 point », ajoute le même document selon lequel, « le phénomène des multi SIM (un client possédant plusieurs abonnements) fait que le taux de pénétration dépasse les 100% ».
Si on s’intéresse au « parc d’Internet », on réalise qu’il s’établit à 15 418 058 lignes au cours de ce trimestre, soit une hausse de 1,73%. Le mobile représente la part la plus importante de ce parc avec 97,72%. Ce qui fait du Sénégal un pays hyper connecté.
Les sociétés de paris en ligne l’ont compris et comptent en tirer profit. En proposant des services diversifiés mais faciles d’accès. Sur 1xbet, le visiteur est courtisé avec des offres alléchantes sur au moins 1000 évènements allant du sport roi au saut à ski en passant par le cyclisme, le curling, le waterpolo ou encore le roller hockey.
S’inscrire sur 1xbet, un jeu d’enfant !
Pour mieux happer les potentiels parieurs, l’inscription est rendue facile. Comme un jeu d’enfant ! Il suffit de télécharger l’application disponible sur le site et de suivre les indications. Nous nous sommes prêtés à l’exercice. Après avoir installé l’application, nous devons choisir entre quatre options pour inaugurer notre compte. Nous avons le choix entre l’inscription en un clic, par téléphone, complète ou par les réseaux sociaux. Nous avons choisi la deuxième option en fournissant votre numéro de téléphone. Nous avons ensuite reçu un code à insérer dans un champ prévu à cet effet pour avoir notre propre ID. Nous voilà parieur et prêt à exploser les comptes de 1xbet. Au préalable, il est demandé au nouvel abonné que nous sommes de faire un dépôt d’au minimum 400 francs CFA.
Si vous ne vous êtes pas perdu dans le récit, vous devez sans doute réaliser qu’il est extrêmement facile d’accéder à cette plateforme. Ce qui fait des mineurs des cibles potentielles à ce genre de jeux. Pourtant 1xbet prétend protéger les moins de 18 ans. Au point numéro 3 de ses dispositions générales, la société assure qu’elle n’accepte que les « paris effectués par les personnes âgées de plus de 18 ans où ayant l’âge de la majorité prévu par la législation du pays du client ».
Les mineurs exposés, la dépendance un réel souci
Au Sénégal, les jeux de hasard sont interdits aux moins de 18 ans. « Seules les personnes majeures sont admises à participer aux jeux de hasard, de loteries, de pronostics et assimilés exploités par la Lonase », avertit le décret n°2018-489 du 26 février 2018 approuvant le cahier de charge de la Loterie nationale sénégalaise (LONASE). « Ça fait maintenant plus de deux ans que je joue et fais des gains. Mais je n’ai jamais été contraint à prouver que j’ai plus de 18 ans », témoigne un parieur.
Consultant, blogueur et formateur en nouveaux médias, Mountaga Cissé s’inquiète de cette facilité d’accès pour les jeunes et étale ses craintes. « La première, c’est la dépendance. Si les jeunes continuent d’utiliser cela, ils s’exposent à une dépendance si on sait que l’Internet peut être considéré comme une drogue. Cette dépendance deviendra pathologique », redoute ce connaisseur du numérique.
« La spécificité principale est qu’il n’y a pas de produit physique consommé dans l’addiction aux jeux. Il s’agit ici de la reproduction ou de la répétition de comportements. Au début, il s’agit de répétition de comportements pour se faire plaisir. Quand survient l’addiction, l’individu ne répète plus les comportements par plaisir, mais plutôt par contrainte car il a perdu le contrôle et se voit obligé de répéter le comportement de jeu afin d’éviter le malaise de la privation », explique le Professeur Idrissa Bâ dans un entretien au quotidien Le Soleil.
À l’en croire, « les problèmes surviennent quand le jeu en question sort du cadre ludique ». « Le fait de jouer devient ici un passage à l’acte obligé », présente-t-il en rappelant que l’addiction mène à la souffrance. « C’est le même mécanisme que la drogue ou l’alcool », prévient le coordinateur du Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar (CEPIAD).
Dans un élan de sensibilisation, il informe que « des études effectuées en 2018 puis reproduites en 2019 montrent que plus de 95% des parieurs de la Lonase sont des joueurs problématiques ; 50% d’entre eux sont des joueurs excessifs qui souffrent de problèmes de santé mentale ».
La Lonase promeut le jeu responsable et a même mis en place un service pour répondre aux questions sur les addictions là où 1xbet se contente de dire à ses utilisateurs au point 38 de ses dispositions générales que « les jeux de hasard doivent être un loisir et non un moyen pour se faire de l’argent ».
Cette même société, pour inciter au jeu, a investi dans une campagne de publicité autour d’un parieur de nationalité kazakh qui aurait gagné 2 millions de dollars (1,126 milliard FCFA) après avoir placé ses sous sur 44 évènements.
Sur 1xbet, les choix de jeux sont nombreux. Mais les plus prisés sont le pari simple et le pari combiné. Lequel consiste à placer un pari sur plusieurs issues indépendantes dont les cotes se multiplient entre elles pour établir la cote commune. Si toutes les issues choisies sont gagnantes, le gain versé au joueur est déterminé par la multiplication de la somme de la mise et de cette cote commune. S’il y a au moins une issue perdante, tout le pari est considéré comme perdant, définit l’entreprise de « bet ».
« Je ne peux plus m’en passer. Je ne peux plus me concentrer sur quoi que ce soit. Même en priant, je pense au jeu pour vous dire à quel point je suis sous l’emprise de 1xbet. Je ne le nie pas, le jeu est presque devenu une drogue pour moi », avoue un parieur interviewé par Dakaractu.
Ce problème de concentration est source d’angoisse, selon Mountaga Cissé qui pense à ce titre aux élèves. « Au lieu de se concentrer sur les études, ils vont passer tout leur temps sur les plateformes de pari en ligne. Ce qui risque d’avoir des incidences fâcheuses sur leur niveau scolaire », alerte le blogueur qui voit plus grave. « La deuxième chose est d’ordre sécuritaire. Si les jeunes adoptent l’utilisation de ces plateformes, les arnaqueurs pourraient passer entre les mailles du filet pour créer des plateformes miroirs pour détourner leur attention et les faire chanter », se préoccupe-t-il de la sécurité de la navigation juvénile. Il n’est pas rare de tomber sur des pages Facebook ou d’être redirigés vers des chaines TELEGRAM où leur propriétaire prétend détenir le secret des pronostics justes. Souvent, c’est des arnaqueurs qui profitent du business du Bookmaker pour tirer leur épingle du jeu! Obnubilés par le gain facile, les joueurs ne le réalisent qu’après coup. Le risque est plus élevé quand le parieur est un adolescent.
Mountaga Cissé invite l’État, à travers la CDP (Commission de protection des données personnelles) ou l’ARTP (Autorité de régulation des Télécommunications et des Postes) à mettre en place des barrières pour rendre les sites de pari en ligne et leurs dérivés moins faciles d’accès pour les jeunes. « Il faut que l’utilisateur donne son âge et son consentement. Cette facilité d’accès ne doit pas prospérer parce qu’en Occident, ça ne se passe pas comme ça (…) un enfant qui gagne doit justifier de son âge pour toucher son gain », prône Mountaga Cissé.
Porte ouverte au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme
En Afrique, 1xbet peut se permettre ce genre de légèreté. En Europe, la tâche est plus difficile. En 2019, sa licence est annulée par la UK Gambling Commission (organisme public chargé de réglementer les jeux de hasard en Angleterre) après des révélations d’implication dans la promotion d’un « casino pornhub », de mises sur les sports pour enfants et de publicités sur des sites illégaux. Malgré son succès mondial, l’accès à1xbet est restreint dans quinze pays dont un en Afrique. Il s’agit du Burkina Faso.
Ce pays ouest-africain lutte contre le terrorisme depuis plus de cinq ans. Une activité qui s’est répandue dans le Sahel après l’occupation du nord Mali par des groupes djihadistes à partir de 2012. Ils ont été délogés du septentrion malien mais n’ont pas pour autant été vaincus. Pour continuer d’exister, ils ont compté sur diverses sources de financement. Aujourd’hui, alors que ces sources de revenus s’étiolent, les terroristes ont besoin de renouveler leurs stratégies pour gagner beaucoup d’argent en passant incognito. C’est pour cette raison, rappelle Idrissa Ouattara expert au Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest (GIABA) que « Le mécanisme juridique international de lutte contre le financement du terrorisme crée des obligations à la charge des IF (institutions financières), des EPNFD (Entreprises et Professions Non Financières Désignées) et des OBNL (Organismes à But Non Lucratif) ». « Il n’y a pas d’autres manières de combattre le financement du terrorisme, ainsi que l’atteste du reste la résolution 2462 du Conseil de sécurité des Nations unies », poursuit-il en identifiant les casinos et jeux de hasard parmi les Entreprises et professions non financières désignées ». Un secteur dont les vulnérabilités sont réelles admet l’expert. « À mesure que l’encadrement du secteur financier devient plus sérieux et plus rigoureux, les criminels se dirigent de plus en plus vers le secteur non financier y compris les jeux de hasard en ligne dont les vulnérabilités ont trait à l’existence de failles juridiques et l’absence de mécanismes de contrôle ou de supervision », détaille le Dr Ouattara.
« Les pays doivent s’employer à identifier, évaluer et comprendre les risques de financement du terrorisme associés, dans le but d’apporter la riposte appropriée », recommande-t-il. La riposte de 1xbet consiste à prendre des « mesures appropriées pour lutter contre le blanchiment d’argent et le terrorisme international ». « Dans le même temps, la société maintient une position forte et fondamentale pour prévenir toute sortes d’activités illégales », tente de rassurer la « SOCIETE » qui attend d’avoir « des raisons de soupçonner que les fonds apportés au compte de l’utilisateur sont liés au financement du terrorisme ou bien à l’activité de légalisation des produits obtenus par des moyens illégaux » pour informer les « instances officielles concernées ».
La prévention ne doit-elle pas commencer par la mise en place de barrières contre toute utilisation de la plateforme à des fins malsaines. Aussi devrait-elle s’enquérir de l’identité réelle de ses utilisateurs avant même qu’ils ne commencent à faire des gains importants mais entre le discours et les actes, nous parions qu’il y a un creuset profond. Un usager régulier confesse qu’il « m’arrive de gagner des sommes allant de 20 000 à 70 000 francs, mais aucune demande de justification ni de mon âge ou encore de l’origine des fonds misés ou de la destination du gain n’a été formulée par la société de pari ». Même lorsque 1xbet s’acharne à vérifier l’identité d’un joueur trop chanceux pour soi-disant lutter contre le blanchiment ou le financement du terrorisme, sa bonne foi est remise en question. Après tout, c’est un jeu…
dakaractu