FIER D’AVOIR ÉTÉ TON PETIT-FRÈRE, GRAND HOMME !

Tanor était un homme multidimensionnel, attachant, méchamment caricaturé par ses adversaires sous les traits d’un tueur froid alors qu’en réalité, il était profondément fidèle en amitié, sincère, ne promettait jamais ce qu’il ne pourrait pas faire

C’est en 1991 que j’ai connu Ousmane Tanor Dieng. A l’époque, jeune et fougueux journaliste, me voulant sans peur et sans reproche comme le chevalier Bayard, je tirais — avec ma plume ! — sur tout ce qui bougeait. « Tanor », lui, n’était pas encore au faîte de sa puissance mais c’était tout comme puisqu’il était déjà le tout-puissant directeur de cabinet du président Abdou Diouf et amorçait déjà sa montée en puissance. Il avait eu un problème avec une jeune femme qu’il allait épouser plus tard et lorsque je fus informé de cette situation, j’écrivis un article qui fit grand bruit à l’époque. Il fallait être suicidaire pour oser attaquer bille en tête Ousmane Tanor Dieng en ce temps-là ! Et pourtant, c’est ce que j’avais fait, persistant, signant et récidivant. Au cours d’une audience qu’il m’avait accordée dans la même période, le président Abdou Diouf s’en était ému et m’avait fait savoir que son directeur de cabinet souffrait sérieusement des attaques dont il faisait l’objet de ma part. Il me pria donc de lever le pied. Et puis un jour, Diagna Ndiaye, qu’on ne présente plus, m’a appelé et, après avoir parlé de banalités, me demanda de passer le voir le lendemain à 18 heures pour un scoop du tonnerre. Naturellement, à l’heure convenue le jour « J », j’étais présent dans l’appartement qu’il occupait alors en face de la pharmacie de la Nation dont le propriétaire était feu Majmouth Diop, défunt dirigeant du Parti africain de l’Indépendance (PAI). Alors que j’étais en grande conversation avec Diagna qui me faisait languir à propos du scoop promis, on sonna à la porte d’entrée.

Mon hôte se leva, ouvrit la porte et… Ousmane Tanor Dieng fit son entrée ! Je me levais brusquement, décidé à partir. Diagna me supplia de rester, fit les présentations et se mit à expliquer ce qui le liait à l’un et l’autre d’entre nous avant de dire combien il était peiné de voir un petit-frère — moi, en l’occurrence —, s’acharner médiatiquement sur un de ses amis personnels. Ce jour-là, nous nous parlâmes tous trois longuement, ne sentant pas le temps passer puisque nous ne nous sommes quittés qu’aux environs de 21 heures. L’un et l’autre, Tanor et moi, remerciâmes chaleureusement Diagna d’avoir eu l’initiative d’une telle rencontre et chacun de nous lui dit à propos de l’autre : « mais c’est pas possible, moi qui le prenais pour un monstre ! » C’est ainsi que la grande relation d’amitié ou, plus exactement, de fraternité entre Ousmane Tanor Dieng et moi a commencé. On se rencontrait régulièrement soit à son bureau de la présidence de la République soit chez Diagna Ndiaye qui déménagea par la suite pour habiter dans un immeuble situé à deux pas de l’Assemblée nationale et qui appartenait à Saïd Fakhry, industriel du savon et défunt président de la Fédération sénégalaise de football.

Allô, ici le « PC » !

Là, pendant des années, et alors que OTD était devenu entretemps le tout-puissant et redoutable ministre d’Etat, ministre des Affaires et services présidentiels, on tenait des « PC » (postes de commandement !) pour discuter de la situation du pays, échanger des informations, faire de la prospective. Dans une ambiance détendue et sans protocole. En plus de Diagna et moi, « on » désignait aussi le président du groupe parlementaire du Parti socialiste à l’époque, Abdourahim Agne, par ailleurs patron de la Somicoa, et mon confrère et ami Laye Bamba Diallo, alors directeur du « Cafard Libéré » puis patron de « Nouvel Horizon ».

Parfois Habib, fils du président Abdou Diouf, venait nous rejoindre. Au cours de ces discussions informelles, Tanor ôtait quelque peu le masque austère qui terrorisait ses adversaires mais aussi les ministres, hauts fonctionnaires de l’Etat et autres collaborateurs, pour apparaître sous un jour des plus chaleureux. S’il était détendu, et s’il se lâchait un peu, les confidences étaient toutefois rares. Surtout, il ne lâchait aucun secret d’Etat face aux journalistes que nous étions, Laye Bamba et moi. Quand j’allais à Paris, son plus que jeune frère et homme de confiance, Pape Yama Mbaye « PYM », alors consul général adjoint du Sénégal à Paris, se mettait en quatre pour rendre mes séjours agréables. C’était le bon temps. En 1993, le jour de l’élection présidentielle, lorsque le président Abdou Diouf a fini d’accomplir son devoir civique, il nous a retrouvés, Laye Bamba et moi, au Palais pour une interview exclusive qu’il accorda à nous deux seuls, le tout ayant été arrangé par Tanor, bien sûr. Bien évidemment, alors que la guerre de succession — en tout cas la bataille pour le dauphinat — faisait rage au Parti Socialiste, j’ai pris fait et cause pour Tanor contre ses rivaux Djibo Ka et Moustapha Niasse. Mieux, lorsqu’il fût porté à la tête du Parti socialiste à l’issue du fameux « congrès sans débats » de 1996, j’entrepris de l’inviter à Diamaguène pour y présider un meeting que j’avais organisé en son honneur. Un meeting intitulé « La banlieue avec OTD » et qui connut un franc succès car des jeunes venus de tous les coins de ce qui était alors une nébuleuse, voire une terra incognita, y avaient pris part, acclamant chaleureusement l’alors tout-nouveau patron du Ps. Or, en ces années-là, c’est à dire après les fameux événements de février 1988, les dirigeants socialistes étaient en quelque sorte interdits de séjour dans cette partie de la région de Dakar où le « Sopi » régnait en maître. Quelques semaines auparavant, pour fêter le sixième anniversaire du « Témoin », j’avais choisi Tanor pour présider le grand concert de musique que nous avions organisé au théâtre national Sorano. Un concert animé par Youssou Ndour et le Super Etoile avec la participation remarquée de Baba Maal et qui avait constitué l’une des premières sorties officielles de OTD dans ses nouveaux habits de Premier secrétaire du PS. De cette époque jusqu’à la veille de la dernière élection présidentielle, nos relations ne se sont jamais distendues. Bien au contraire !

En effet, c’est même lorsque le Parti socialiste a perdu le pouvoir, entamant une longue et éprouvante traversée du désert, ou, pour prendre une métaphore maritime, alors que les rats quittaient en masse le navire en perdition dont Ousmane Tanor Dieng tenait pourtant solidement le gouvernail au milieu d’une mer déchaînée, c’est durant cette période de vents contraires que je me suis rapproché davantage encore de l’homme qui me donnait toujours du « petit-frère » tandis que je l’appelais « Grand » ou « Tanor ». Je n’ai jamais cessé de le fréquenter alors que, par vagues, des pans entiers de son parti transhumaient vers ce qu’on appelait alors les « prairies bleues ». Dans la même période, d’ailleurs, il m’a rendu une visite fraternelle, en toute simplicité, dans les locaux du « Témoin » alors se trouvant à Gibraltar. Il était venu en compagnie du seul Haj Mansour, un exemple de fidélité et de dignité à un moment où tant de socialistes se reniaient ou vendaient leur âme au diable libéral.

Et Tanor fit la connaissance d’un certain… Macky Sall !

Pour en revenir à Diagna Ndiaye et à OTD, une image restera éternellement gravée dans ma mémoire. C’est celle-où tous les deux étaient assis sur un petit lit de l’hôpital Le Dantec où ils étaient venus rendre visite à mon père, quelques jours avant son décès. Mon père qui leur avait dit ceci : « je vous confie Mamadou et je vous demande de rester toujours unis. » Au Ciel, là-bas, OTD pourra lui dire qu’il a toujours effectivement veillé sur son jeune frère MON… Ousmane Tanor Dieng a toujours honoré de sa présence les cérémonies familiales que j’organisais chez moi. Le hasard a voulu que c’est à l’occasion du baptême d’un de mes enfants qu’il a rencontré pour la première fois l’actuel président de la République. Macky Sall, ministre de l’Intérieur, était venu escorté de ses motards, précédé d’une voiture avec gyrophare etc. Tanor, lui, dirigeait le principal parti de l’opposition.

Prenant la parole ce jour-là, je m’étais réjoui de leur présence en disant que l’un d’eux était mon ami et l’autre mon grand-frère. A la fin du baptême, ils avaient échangé quelques mots avant de partir chacun de son côté. La dernière fois que je l’ai vu, c’était début février dernier. Il m’avait reçu chez lui, à Fann. Nous avions longuement parlé de la situation nationale, évoqué l’élection présidentielle en vue, parlé des enjeux géopolitiques du Sénégal à la lumière des découvertes de pétrole et de gaz, du terrorisme dans la zone sahélo-saharienne, etc. Le président du Haut Conseil des collectivités territoriales m’avait demandé de lui dire franchement ce qui n’allait pas entre le président de la République et moi. Après m’avoir écouté attentivement, il m’avait dit ceci : « il faut que je m’implique pour vous réconcilier. Nous allons vers une rude bataille avec l’opposition et il ne faut surtout pas que tu sois contre nous ! » avait-il dit en rigolant avant d’ajouter : « et puis, je n’oublie pas que c’est chez toi que j’ai rencontré le Président pour la première fois ». Je n’ai malheureusement plus eu le privilège et l’immense bonheur de le revoir jusqu’à son rappel par le Seigneur, à ses côtés, dans ses prairies célestes. Je me demande d’ailleurs quelle avait été sa réaction lorsqu’il avait appris que j’avais voté… Idrissa Seck à la présidentielle. Comme tout le monde, et moi plus encore peut-être puisque j’ai eu l’honneur de l’approcher, je retiendrais les qualités d’homme d’Etat, de républicain et de patriote de Tanor.

Cet Etat, il en avait une profonde connaissance et le maîtrisait à merveille. A un moment donné, il était véritablement le patron de cet Etat, contrôlant tous les services de sécurité et de renseignements du pays, dirigeant les réunions de sécurité, ayant la haute main sur l’administration territoriale, les ambassades, gérant les fonds politiques et secrets, dirigeant le Parti socialiste alors au pouvoir, contrôlant les médias d’Etat, gérant les relations avec les marabouts, les syndicats, les partis, etc. Un jour, il a sorti cette phrase, terrible : « les pouvoirs dont je dispose sont tellement redoutables que, chaque matin quand je prie, je demande à Dieu de m’épargner d’en utiliser le centième seulement ». Un autre jour, il avait lâché : « les emprisonnements de journalistes, c’est fini, du moins tant que nous serons au pouvoir ! ».

Et effectivement, de ce jour jusqu’à la perte du pouvoir par le président Diouf, plus aucun confrère n’a été embastillé. On retiendra aussi la profondeur et la pertinence de ses analyses sur la géopolitique mondiale, particulièrement celle de la région ouest-africaine, sans compter l’importance de son réseau, à l’Internationale socialiste notamment dont il fut pendant longtemps le président de la branche africaine. Mais bon, il s’agissait juste ici d’un modeste hommage de ma part, d’un témoignage sur un homme multidimensionnel, attachant, méchamment caricaturé par ses adversaires sous les traits d’un tueur froid alors qu’en réalité l’homme était doté d’un grand sens de l’humour, était profondément fidèle en amitié, sincère, ne promettait jamais ce qu’il ne pourrait pas faire. Ousmane Tanor Dieng, surtout — et sur ce point, les témoignages sont unanimes — ne disait jamais du mal de l’autre, n’insultait jamais, ne dénigrait jamais. Et pourtant, il était détenteur de secrets redoutables dont la divulgation aurait pu faire sauter ce pays plusieurs fois. Homme d’Etat, il a préféré les emporter dans sa tombe, lui qui était déjà une tombe dans cette vie sur terre. Repose en paix, Grand-Frère, et que la terre de Nguéniène te soit légère.

 

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