« EN FINIR AVEC LE MUSÉE ETHNOGRAPHIQUE QUI FABRIQUE UN DISCOURS SUR LES AUTRES »
L’économiste Felwine Sarr, coauteur du rapport sur la restitution des œuvres d’art africaines remis en 2018 à Macron, réfléchit à la transmission de la mémoire culturelle et à une nouvelle éthique fondée sur le respect mutuel entre Afrique et Occident
L’économiste sénégalais, coauteur du rapport sur la restitution des œuvres d’art africaines remis en 2018 à Emmanuel Macron, réfléchit à la transmission de la mémoire culturelle et à une nouvelle éthique fondée sur le respect mutuel entre Afrique et Occident.
Professeur d’économie à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, au Sénégal, Felwine Sarr, 46 ans, est également éditeur et musicien. Il a été, avec l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, chargé de rédiger un rapport sur la restitution des œuvres d’art africaines spoliées lors de la colonisation, remis à Emmanuel Macron en novembre 2018.
Convaincu que l’Afrique doit renouer avec le sens qui est le sien et perdre l’habitude de systématiquement vouloir copier l’Occident, Felwine Sarr est l’un des plus dynamiques représentants du renouveau de la pensée critique africaine.
Avec le philosophe Achille Mbembe, il a lancé en 2016 les Ateliers de la pensée (« Penser l’Afrique-monde ») qui réunissent chercheurs et penseurs du continent et de la diaspora et cherchent à réfléchir à une nouvelle approche épistémique. La troisième édition de ce rendez-vous désormais incontournable aura lieu du 30 octobre au 2 novembre prochain à Dakar autour du thème de la vulnérabilité.
A partir de la restitution des œuvres d’art et de culte volées lors de la colonisation, Felwine Sarr dessine une nouvelle éthique relationnelle entre l’Occident et l’Afrique. Ethique qui nous permettrait d’habiter spirituellement le monde et de transformer notre lien au vivant.
La spoliation des œuvres d’art, dites-vous, a privé l’Afrique de nourritures spirituelles. Quelles en sont les séquelles ?
La colonisation a d’abord été une entreprise de conquête du territoire et de spoliation de richesses. Mais elle visait aussi à capter les ressources et les biens culturels des nations colonisées. L’absence de ces derniers entrave la reconstruction de ces sociétés d’un point de vue spirituel. Tous les peuples du monde transmettent une histoire à travers des archives immatérielles et matérielles. Les individus frappés d’amnésie ont du mal à se construire et à se projeter dans un avenir. Pour les sociétés, le processus est le même.
« EN AFRIQUE, DES OBJETS DE CULTE ASSURAIENT L’ÉQUILIBRE DE LA SOCIÉTÉ, LA PLACE DE L’INVISIBLE DANS LE VISIBLE. CERTAINES COMMUNAUTÉS DISENT QUE LEUR DÉPART LES A DÉSÉQUILIBRÉES »
Un nombre absolument significatif des artefacts, des œuvres d’art et des objets de culte africains s’est retrouvé dans les musées occidentaux ; ce qui a altéré la transmission intergénérationnelle de la mémoire, de l’histoire et du capital culturel et cognitif de ces sociétés dont les sujets ont dû se construire sur des fondements déficients. Il y a là une perte incommensurable.
Comment remédier à cette perte ?
Les psychanalystes ont montré que lorsque l’on remet ce qui manquait à sa place, même de manière allégorique ou symbolique, la douleur et le mal de vivre liés à ce manque disparaissent. En Afrique, des objets de culte assuraient l’équilibre de la société, la place de l’invisible dans le visible. Certaines communautés disent que leur départ les a déséquilibrées. En les recouvrant, elles ne vont pas renouer avec un état antérieur mais elles pourront retrouver des équilibres rompus, s’inscrire dans un processus créatif en remettant ensemble des sources, des matières, des fragments de l’histoire, et en les réinscrivant dans une dynamique présente et à venir.
Une grande partie des musées européens se sont constitués sur ces vols. Est-ce l’occasion de repenser cette institution ?
En Europe, les musées sont les héritiers des cabinets de curiosités. Et se sont pensés comme le lieu où le groupe se constitue et dit son identité à travers des objets. C’est d’abord un musée du « nous ». Puis est venu le moment des conquêtes coloniales. Paris se considérait alors comme la capitale de l’univers et a décidé que toutes les beautés du monde devaient s’y retrouver. Durant la période coloniale se constituent les musées des « autres », ces musées ethnographiques fabriquent ainsi un discours sur les autres. Que signifie pour les Européens ce type de musée aujourd’hui ? Ses fonctions premières ne sont-elles pas frappées d’obsolescence ? Ne faut-il pas repenser radicalement les fonctions d’un tel lieu ? En finir avec la catégorie « ethnographique » et renouveler les perspectives ?
Et en Afrique ?
Là, la question se pose différemment. Chaque pays a son histoire, son rapport au patrimoine, ses régimes de monstration des objets ainsi que ses écologies plurielles qui les abritent. Le musée à l’occidentale, il faut le rappeler, est une occurrence tardive s’inscrivant dans une multiplicité de dispositifs existants et de régimes de patrimonialisation. Le Bénin, le Cameroun, le Nigeria, ou encore le Mali et l’Ethiopie réclament, depuis leur indépendance, le retour de leurs objets dont certains ont rejoint les collections occidentales après des épisodes violents (guerres, conquêtes, pillages…) restés vivaces dans l’imaginaire national.
Dans d’autres pays, où les objets ont été pris par des missions ethnographiques ou scientifiques dans la longue durée, l’amnésie a fait son œuvre. Dans ce cas, le retour des objets correspond à un travail de remémoration et de reconstruction historique. Les musées ou les lieux du patrimoine à réinventer revêtent alors une importance pédagogique essentielle liée à la conscience de soi et à la conscience historique.
Quelle place peuvent de nouveau occuper ces œuvres d’art dans la sémantisation des sociétés africaines ?
Il faut comprendre quel fut le sens de ces objets pour les sociétés qui nous ont précédés car il était lié à une configuration du monde, des formes d’engendrement du réel et des types de médiation entre l’esprit, la matière et les mondes signifiés. Dans certains cas, ces mondes anciens ont été transformés ; dans d’autres, comme au Cameroun, au Bénin ou au Mali, ils existent encore.
« FAIRE UNE HISTOIRE AU PRÉSENT, C’EST RECONNAÎTRE QUE SI L’ON NAÎT ET VIT EN OCCIDENT, ON HÉRITE DE MUSÉES CONSTITUÉS POUR UNE CERTAINE PART DE SPOLIATIONS »
La question du sens se pose dans une forme de diachronicité. On pourrait réarticuler des sens anciens mais, de mon point de vue, la question se pose davantage dans le présent : quel sens ces objets pourraient avoir dans une production actuelle, contemporaine, de soi ? Comment en faire un des combustibles de la forge dans laquelle nous sommes en train de construire un présent et un futur ? Comment les connecter à des problématiques actuelles ? C’est ainsi plutôt les questions de leur resocialisation et de la production de nouveau sens qui se posent.
Restituer, c’est reconnaître l’autre comme sujet de droit. Il y a là une dimension symbolique forte qui nous invite, dites-vous, à fonder une nouvelle éthique relationnelle.
C’est une question fondamentale. Faire une histoire au présent, c’est reconnaître que si l’on naît et vit en Occident, on hérite de musées constitués pour une certaine part de spoliations, qui ont privé des nations entières de la jouissance d’une partie de leur patrimoine matériel, dont on jouit aujourd’hui en Occident. Mais l’on peut fonder la relation différemment. D’un point de vue éthique, en restituant ces objets, on indique que leur mode d’appropriation fut problématique et condamnable, et que l’on ne s’inscrit pas dans cet héritage-là.
On peut faire œuvre de justice et d’équilibre et fonder une nouvelle éthique relationnelle basée sur le respect mutuel et la réciprocité. Même si l’on n’est pas à l’origine de ce fait, on a la possibilité de ne pas le perpétuer s’il s’avère inique et injuste. Cette réflexion peut être transférée dans d’autres espaces – les relations internationales, le commerce, la diplomatie, le militaire et le politique – où l’on n’est pas obligé de perpétuer des rapports de domination et des rapports asymétriques.
La crise climatique nous amène à trouver comment habiter le monde différemment. Que peut nous apprendre l’Afrique à ce sujet ?
Les sociétés africaines, et d’autres, amérindiennes, aztèques, incas et européennes anciennes, ont articulé des rapports avec le vivant qui n’ont pas abouti à une instrumentalisation exclusive de la nature par le biais de la technologie. A côté du nécessaire prélèvement de ressources pour la vie ont existé des rapports de cohabitation, de soin, de négociation, de communauté.
Ces différentes ontologies relationnelles peuvent nous enseigner comment réinventer notre rapport au vivant afin de sortir d’une raison uniquement instrumentale. C’est peut-être une des pistes pour sortir de la crise écologique fondamentale que nous vivons. Pour la première fois, nous mettons sérieusement en danger les conditions de la reproduction de la vie, et les horizons temporels semblent trop limités pour que nous puissions agir. Nous devons changer radicalement de cosmologie, c’est-à-dire de vision du monde et de rapport au monde pour renverser la tendance.
On a l’impression qu’aujourd’hui, deux rationalités s’affrontent. L’une toujours un peu plus ancrée dans la technologie et le numérique. L’autre, écologique, réancre l’homme dans ses écosystèmes… Sont-elles irréconciliables ?
Je ne pense pas qu’elles soient irréconciliables ni qu’il faille les dichotomiser. L’un des défis de ceux qui prônent une réintégration de l’humain dans le vivant de manière plus harmonieuse et équilibrée est de ne pas faire craindre que l’on perde les bénéfices ou les avantages d’un progrès technique, scientifique et technologique. Une réflexion sur les usages beaucoup plus écoresponsables de la technique et sur l’impact de la technè (le terme grec) sur la société est à faire. Nous pouvons mettre l’intelligence technique au service de l’écologie.
Concevoir de réancrer l’homme dans ses écosystèmes c’est reconnaître l’influence de ceux-ci sur l’homme précisément ; ce qui supposerait que nous vivons dans des mondes différents. Comment penser alors le commun ?
La question du commun n’est pas celle de l’identique et de l’homogène. Bien évidemment, nous vivons dans des régimes d’historicités divers, y compris au sein du continent africain qui présente des profondeurs historiques différentes ne s’excluant pas mutuellement. Nous ne sommes pas dans des temps linéaires où une société urbaine fait disparaître une société agraire. Il y a une cohabitation et une coprésence de différentes temporalités historiques. Le commun, c’est de reconnaître que certains espaces sont des espaces que nous devons nécessairement mettre en partage, pour que l’exclusion par le prix, la richesse ou par le capital ne prive pas la majorité de la satisfaction des besoins vitaux. Nous devons avoir l’intelligence de délimiter ces espaces et de les produire. C’est cela faire monde en commun.
Seneplus
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