Loi sur le «contenu local» au Sénégal : un vœu pieux ?
Pressé par la société civile pour apporter de plus de justice sociale dans l’exploitation et la gestion de son secteur extractif, le Sénégal a adopté une loi sur le «contenu local» dans la gestion du secteur pétrolier et gazier, votée en janvier 2019. Que recouvre cette loi sur le contenu local ? Quelle efficacité pour des populations qui régulièrement se disent lésées et continuent de revendiquer plus de retombées sur les richesses tirées du sous-sol ? Une telle loi suffit-t-elle pour mettre fin aux controverses qui agitent un secteur ultra sensible? Ouestaf News a tenté d’y voir plus clair.
La loi relative au «contenu local» dans le secteur des hydrocarbures fait référence à l’ensemble des initiatives prises en vue de «promouvoir l’utilisation des biens et des services nationaux ainsi que le développement de la participation de la main-d’œuvre, de la technologie et du capital national dans toute la chaine de valeur de l’industrie pétrolière et gazière», selon le texte de la loi du 24 janvier 2019.
Pour Fatou Cheikh Dieng, juriste et environnementaliste, le contenu local est synonyme de plus de «justice sociale».
C’est un «concept globalisant qui intéresse le développement durable et qui a une vocation compensatrice. En effet, son objectif premier est de promouvoir les potentialités locales et d’impulser un développement à travers la formation et l’achat local», souligne-t-elle dans un texte envoyé à Ouestaf News.
Abondant dans le même sens, M. Omar Cissé, coordonnateur du Pôle Industrie Extractives et Développement Durable à Enda Lead Afrique (ONG internationale basée à Dakar) souligne l’intérêt que revêt une loi sur «le contenu local» dans la mesure où elle cadre avec les meilleures pratiques dans le secteur.
Cette loi sur le contenu local concerne le secteur des hydrocarbures (pétrole et gaz). En ce qui concerne le secteur minier, le code minier voté en 2016 ne prévoit que quelques dispositions favorisant ce «contenu local».
«Les titulaires de titres miniers, leurs fournisseurs et leurs sous-traitants utilisent autant que possible des services et matières d’origine du Sénégal, des produits fabriqués ou vendus au Sénégal dans la mesure où ces services et produits sont disponibles à des conditions compétitives de prix, qualité, garanties et délais de livraison», précise l’article 85 du code minier.
Dans la Constitution sénégalaise, votée par référendum, le 05 avril 2016, l’article 25-1 souligne que «les ressources naturelles appartiennent au peuple. Elles sont utilisées pour l’amélioration de ses conditions de vie. L’exploitation et la gestion des ressources naturelles doivent se faire dans la transparence et de façon à générer une croissance économique, à promouvoir le bien-être de la population en général et à être écologiquement durables». La loi sur le contenu local est, pour certains, une suite logique de cette disposition de la charte fondamentale.
Contenu local et défi de la transparence
Parmi, les objectifs fixés par la loi sur le contenu local on note l’augmentation de la valeur ajoutée locale et la création d’emplois locaux dans la chaîne de valeur des industries pétrolières et gazières, la favorisation du développement d’une main-d’œuvre locale qualifiée et compétitive. Surtout, il s’agit de promouvoir des biens et services locaux et de renforcer la compétitivité nationale et internationale des entreprises sénégalaises.
Toutefois, cette générosité des textes n’est pas facile à transformer en réalité sur le terrain. Neuf mois après le vote de la loi, certains acteurs de la société civile attendent encore la matérialisation des objectifs définis.
«Pour l’instant, une bonne partie de ces dispositions ne sont que de vœux pieux qui doivent être mieux encadrés par le décret d’application qu’on attend avec impatience», déclare Omar Cissé dans un entretien accordé à Ouestaf News.
Demba Seydi, le coordonnateur de l’organisation internationale Publiez Ce que Vous Payez (PCVP), nuance aussi quelque peu l’espoir que suscite le contenu local.
«Ce que l’Etat pourrait mobiliser comme ressources peut ne pas dépendre directement du contenu local, parce que nous sommes dans une situation de partage de revenus, la plupart des contrats sont des contrats de partage. Le contenu local est plus adressé au secteur privé national et aux chercheurs d’emplois », a-t-il expliqué au téléphone à Ouestaf News.
Alors que la production des hydrocarbures n’est pas encore entamée, la gestion de la manne pétrolière fait déjà l’objet de plusieurs controverse depuis 2012, notamment avec l’affaire Petro-Tim.
Considérée comme une nébuleuse par des observateurs, l’affaire a poussé la société civile à exiger la publication de tous les contrats pétroliers pour plus de transparence. La publication des contrats dans le secteur extractif figure d’ailleurs parmi les normes de transparence fixées par l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE).
Dans un rapport publié en octobre 2019 et intitulé : «Blanchiment de Capitaux et Financement du Terrorisme liés au secteur de l’Industrie Extractive et Minière en Afrique de l’Ouest », le Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest (Giaba), souligne que «la corruption constitue une des infractions sous-jacentes les plus graves du secteur extractif ».
Cité par le quotidien privé «Le Quotidien», Fary Ndao, ingénieur-géologue et auteur d’un livre sur le pétrole et le gaz au Sénégal, estime que pour réussir, le «contenu local» nécessite d’abord une vraie volonté politique.
«Il faut veiller à ce que les compagnies ne mettent pas des barrières à l’entrée (…), il faut que l’Etat joue un peu des coudes pour que les entreprises locales aient accès aux marchés et éviter les conflits d’intérêts», souligne-t-il.
«Contenu local» et emplois
Le secteur extractif en 2017 a contribué à hauteur de 108,7 milliards au Budget de l’Etat sénégalais (…) dont 96 milliards FCFA fournis par les mines, souligne le rapport publié en novembre 2018 par l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE/Sénégal).
Au Sénégal, alors que l’industrie pétro-gazière est naissante (années 90), l’industrie minière est présente depuis les années 50 avec l’ouverture de deux grandes mines de phosphates à Taïba et à Lam-Lam dans la région de Thiès (Ouest).
Cette industrie s’est étoffée avec l’exploitation actuelle de minerais comme l’or, le zircon, l’ilménite, le fer et les produits de carrière tels que les calcaires et argiles industrielles ainsi que l’attapulgite.
Dans le domaine des hydrocarbures, le Sénégal exploite du gaz depuis la fin des années 90 à Diender et à Gadiaga avec un potentiel estimé à 357 millions de m3, selon le rapport 2018 de l’Initiative sur la transparence des industries extractives (ITIE).
Mais c’est récemment que le potentiel pétro-gazier s’est accru de manière notable avec les découvertes relativement importantes en offshore, notamment le gisement dénommé Grand Tortue Ahmeyim que le Sénégal va exploiter conjointement avec la Mauritanie via un accord signé avec le britannique British Petroleum (BP).
Doté d’un potentiel de 15 billions de pieds cubes de gaz, ce gisement devrait, selon les prévisions, entrer dans la phase production en 2022 et va durer 30 ans, d’après les statistiques fournis par BP. Pour ce qui est du pétrole, la première découverte a été annoncée par Cairn Energy fin 2014. Aujourd’hui les réserves sont estimées à 1 milliard de barils.
Au total 26 entreprises (dont 18 dans les mines) sont actives dans le secteur extractif sénégalais et d’après les donnés de ITIE-Sénégal compilées par Ouestaf News. Ces sociétés comptent 7.981 employés (permanents et contractuels) dont près de 95% sont des nationaux. Seulement le haut degré de technicité et la provenance des capitaux font que l’essentiel des emplois stratégiques sont tenus par les étrangers, là où les Sénégalais occupe la grande masse des emplois non qualifiés. D’ailleurs, l’impact de tous ces chiffres chez les Sénégalais reste encore peu perceptible.
Le taux de pauvreté au Sénégal atteint 34% de la population selon des chiffres de la Banque mondiale mis à jour en avril 2019. Curieusement, cette pauvreté reste très marquée dans les régions minières comme Kédougou (est), un haut lieu de l’exploitation aurifère.
«Le paradoxe de l’abondance dont témoignent ces régions combine l’existence de ressources minières à une pauvreté ironique et appelle à une convergence d’actions émanant de la société civile, de l’Etat et des populations locales directement impactées par l’exploitation des mines», estime la juriste Fatou Cheikh Dieng.
Au niveau régional, le contenu local est encouragé par la Directive minière de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Cette directive qui date de 2009 formule cinq objectifs pour les Etats membres dont le premier est de « … promouvoir les droits de l’homme, la transparence et l’équité sociale et de garantir la protection des communautés locales et de l’environnement dans les zones minières de la sous-région».
Ce texte exhorte aussi les Etats membres à créer «un Fonds de développement socio-économique auquel les titulaires de droit et titre miniers et autres parties prenantes, ont l’obligation de contribuer pour le développement des activités de conversion de l’après mine dans les communautés locales affectées».
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