Enquête : «De gros risques pèsent sur la santé des patients»
L’affaire avait ému la galaxie Facebook, la semaine dernière. Une personne anonyme se plaignait de la rupture du syntocinon, un produit d’urgence en gynécologie. Suffisant pour pousser d’autres à sortir du bois et à hurler leurs craintes sur la plateforme virtuelle. Sur le terrain, la réalité est plus cruelle. Le Sénégal fait face, aujourd’hui de plus en plus, à des ruptures de médicaments, voire des arrêts criants et récurrents. L’Obs a mené l’enquête.
C’est un ouf de soulagement qu’a poussé cette internaute anonyme sur la page Facebook «Femmes médecins du Sénégal pro, chic & Fun». Comme le soupir de délivrance d’un survivant lorsqu’il tombe sur une oasis, après une longue traversée du désert, l’adhérente du groupe public de 15 035 membres a déposé ses larmes au pied du mur. Dans un long post publié mardi dernier, le membre anonyme qui avait poussé un cri de détresse suite à une rupture du syntocinon, un médicament utilisé pour combler l’insuffisance des contractions utérines lors de l’accouchement, rend grâce au Seigneur. Mais dépose sa récrimination sur la page.
«Alhamdoulillah, j’ai eu le produit grâce à deux pharmaciens et une infirmière. Maintenant, je me demande pourquoi les accompagnants, qui font des va et vient pour trouver ce produit, en rupture depuis novembre, gardent le silence ? Pourquoi ne dénoncez-vous pas cela ? Pourquoi attendez-vous le moindre incident pour chercher un coupable ?», s’étrangle-t-elle.
A l’origine du courroux de ce membre, l’hospitalisation en urgence d’une de ses parents admise depuis 8 heures à la clinique pour un accouchement. La délivrance tarde. En proie à la douleur, les médecins posent une indication pour la césarienne à 11h et prescrivent du syntocinon afin de faciliter la délivrance. Son accompagnante se rue à la pharmacie de l’hôpital, mais là, elle manque de tomber des nues quand le médecin lui signifie que le médicament est en rupture. Commence alors un marathon dans les différentes pharmacies de la place. «Jusqu’à 13 heures, je n’ai pas pu mettre la main sur le produit. Voyant la patiente épuisée, les médecins ont changé le syntocinon par son équivalent (oxytocyne) dont une ampoule coûte 19200F, soit la boîte de 5 96000F.
En disponibilité illimitée, s’il vous plait. J’étais choquée, dépitée et triste pour mon pays. La santé n’est pas une priorité : ni pour la population ni pour nos autorités», pleure-t-elle. Sa complainte trouvera écho dans le pamphlet d’El Badou Gning, un autre internaute, qui interpelle directement le chef de l’Etat et les autorités qui ont en charge la santé dans le pays. «On ne parle plus de rupture mais d’arrêt dans la distribution. Les patients en attente d’opération sont différés pour non disponibilité de produits.
Les femmes enceintes qui sont à terme, tremblent en perspective de leur accouchement, à cause de la rupture du Syntocinon, des soins et autres traitements de base qui ne sont pas faits, faute de produits d’urgence. Nous en appelons à votre conscience et votre amour pour le peuple sénégalais. Nous vous appelons au secours !» Un appel du pied qui sonne comme une urgence, si l’on sait que depuis quelque temps, certains médicaments comme le syntocinon, le gardénal, le valium l’artane (tranquillisants) ou encore le Tetavax, sérum et vaccin, et le phloroglucinol (injectable contre les douleurs spasmodiques intestinales et utérines), se font cruellement désirer sur les étagères de certaines officines sénégalaises. Au péril de la santé des populations.
Le syntocinon de retour dans certaines officines, le digoxine, le valium, le gardénal, l’artane, le tetavax sérum etc., en rupture totale
Au quartier de Mermoz, Lamine Mbaye se dissimule derrière le comptoir de son drugstore, comme sa pharmacie coincée au rez-de-chaussée de cet imposant immeuble caramel R+3. En ce début d’après-midi de vendredi, l’officine ne fait pas foule. Deux clientes attendent d’être servies, tandis qu’une autre joue à l’acrobate sur une balance. Soigneusement rangées sur des étagères réparties dans quatre grands placards, les médicaments sont alignés par famille. Mais le Valium et son équivalent manquent à l’appel. Et cela, depuis belle lurette.
Lamine Thiam, gérant de la pharmacie Abou Hourera : «Il est vrai que j’ai entendu parler de rupture, voire d’arrêt de certains médicaments depuis quelque temps. Chez nous, l’un des médicaments les plus demandés, le Syntocinon, est revenu sur nos étagères seulement ce jeudi. Cela, après une rupture de près de 4 mois. Nous disposions de l’équivalent, l’oxytocine, mais comme il est très peu connu des patients, beaucoup sont sceptiques quant à son efficacité.» Cependant, si aujourd’hui le syntocinon est enfin disponible dans cette pharmacie, tel n’est pas le cas pour le Valium injectable, le Spasfon lyoc, l’Ablocardine ou encore l’Albertone.
«Je ne me souviens plus de la dernière fois que nous avions à disposition ces produits. Pour notre cas, c’est notre grossiste qui n’en dispose plus. Je pense que le problème est lié à ses fournisseurs étrangers. Nous, on peut juste passer la commande et attendre que le médicament soit disponible. On peut avoir un médicament en rupture dans notre pharmacie et le retrouver chez une autre officine. Tout dépend en fait du grossiste», poursuit Lamine Mbaye, qui prend le soin de prévenir sur les dangers auxquels est exposé le patient en cas de rupture prolongée d’un produit.
«Le patient, une fois à la pharmacie, s’il constate que le médicament prescrit est en rupture, doit aviser son médecin pour qu’il lui recommande l’équivalent, sinon il s’expose à un risque.» Ces propos sont corroborés par l’argumentaire du docteur Amadou Makhtar Seck. Spécialisé en psychiatrie, le docteur Seck est avant tout généraliste, il alerte : «La rupture ou l’arrêt brutal de fabrication d’un médicament peut constituer un gros risque pour les patients, surtout quand il s’agit de certains produits utilisés dans certaines pathologies.»
«Tous les risques sont possibles»
«C’est peu dire !», ironise ce médecin officiant dans une pharmacie en banlieue et qui a requis l’anonymat. Dans sa blouse blanche immaculée, elle ajuste ses lunettes sur un visage poupin agrémenté de jolies fossettes, se dirige d’un pas traînant vers les étagères de son officine, jette un rapide coup d’œil, avant de déposer sa masse ronde sur un tabouret. «La rupture de certains médicaments, surtout ceux de spécialité, expose le patient à un risque certain.» Docteur Amadou Makhtar Seck : «Prenons par exemple, le cas d’un patient déprimé, sous antidépresseurs et sous anxiolytiques. S’il y a rupture de ces produits, il peut y avoir une réactivation de l’angoisse, des idées de mort et de suicide qui frappent inévitablement ce malade dans la pathologie dépressive. Ces sujets peuvent alors tenter de se donner la mort dans un accès de désespoir, faute de prise de tels médicaments, capables d’annihiler ces troubles.
Pour un malade dangereux, délirant, agressif ou agité, la rupture de neuroleptiques (comme par exemple le Largactil, qui était introuvable ces derniers temps), peut le perturber à nouveau et le pousser à commettre des actes dangereux pour lui ou pour autrui. En plus, sans certains produits prescrits comme correcteurs d’effets secondaires, tels que l’Artane ou le Lepticur, il peut présenter des symptômes impressionnants qui peuvent faire peur à ceux qui ne sont pas habitués à voir de telles manifestations. De même, un épileptique qui n’a plus son Gardénal ou ses autres antiépileptiques, peut se remettre à faire des crises, se blesser ou blesser un tiers…. Si nous prenons d’autres cas de figure comme les hypertendus manquant d’antihypertenseurs, les cardiaques sans tonicardiaques, les paludéens sans antipalustres, les asthmatiques sans produits d’urgence comme les corticoïdes, indispensables dans certains états de détresse respiratoire ou les diabétiques sans insuline, etc. Là, tous les risques sont possibles.» Cela, la blouse blanche en est consciente.
Dans sa pharmacie, l’Artan, la vitamine K1, le Tetavax, sérum et vaccin, sont toujours aux abonnés absents, «malgré les multiples relances faites au fournisseur». «On a beau les interpeller, la réponse reste invariable : les grossistes nous disent toujours qu’ils sont en attente de leur commande. Face à une telle situation, nous sommes impuissants et désemparés devant les sollicitations continues des malades», enchaîne Magatte Samb, gérante de la pharmacie Mbotti Pom. A la Gueule Tapée, sorte de no man’s land, avec ses bicoques en torchis craquelé sous le poids des années et ses ruelles désemparées qui ne savent où courir cacher leur laideur, Magatte Samb essaie de maintenir son business, malgré les multiples ruptures, voire l’arrêt de certains médicaments.
Silhouette menue dans un robe en basin de couleur verte, petite taille dissimulée derrière le comptoir tendu de blanc, la dame, qui maîtrise bien son domaine, parle à son interlocuteur en le fixant du regard. Elle tire un registre de sous le comptoir et embraie : «Présentement, il y a beaucoup de spécialités (médicaments utilisés en urgence) en rupture, comme la Digoxine (cardiologie), l’Artane, le Syntocinon et son équivalent, le Tetavax sérum, le Gardénal (psychiatrie) etc. Beaucoup de produits sont en rupture et les grossistes nous disent qu’ils sont en attente de leurs commandes. On ne sait vraiment pas ce qui se passe ni où se situe le problème. Est-ce au niveau des laboratoires fabricants ou des grossistes ? Je ne saurais m’avancer sur le sujet, mais le problème est là et reste entier.» Il surtout dramatique !
igfm
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