Aretha Franklin est morte, la soul perd sa dame
La « Lady Soul » est morte jeudi, à l’âge de 76 ans, d’un cancer du pancréas. Avec elle s’éteint la plus majestueuse et impressionnante voix féminine de l’histoire de la musique soul.
« J’ai perdu ma chanson, cette fille me l’a prise. » C’est avec les compliments indignés de l’auteur, Otis Redding, que fut saluée au printemps 1967 l’ascension d’une jeune femme qui avait littéralement dépossédé de son œuvre la star de la musique soul. D’un titre certes tonique mais qui se limitait à évoquer une banale querelle de ménage, Aretha Franklin avait fait de Respect un hymne universel pour l’égalité. Celle des Noirs par rapport aux Blancs au temps du Mouvement pour les droits civiques de Martin Luther King, mais aussi celle de la femme (quelle que soit sa couleur de peau) face à l’homme, défié afin de montrer ce dont il est capable – le « sock it to me » provocateur lancé par le chœur comprend des sens multiples, y compris sexuel.
Jubilatoire avec sa bourrasque vocale, sa guitare funky et ses claquements de cuivres, Respect hissa aussitôt Aretha Franklin au sommet des classements américains de ventes de disques, qui pratiquaient alors, derrière l’alibi des genres, la ségrégation raciale : rhythm’n’blues (pour le public noir) et pop (pour les Blancs). Aretha y gagna sa couronne de « reine de la soul », un titre qui ne lui fut jamais contesté par la suite. Le « roi » Otis devait, lui, périr dans un accident d’avion quelques mois plus tard.
Aretha Franklin est morte d’un cancer du pancréas, jeudi 16 août, à l’âge de 76 ans, a annoncé son agente Gwendolyn Quinn. Avec elle s’éteint la plus majestueuse et la plus impressionnante (quatre octaves) voix féminine de l’histoire de la musique soul. Peu importe que le meilleur de sa carrière, déclinante depuis le milieu des années 1970 et handicapée par des annulations de concerts pour problèmes de santé (en 2010, en mai-juin 2013, en 2017 et au printemps 2018), puisse se résumer à une courte période (1967-1972) qui se confond avec l’âge d’or de la maison de disques Atlantic.
La fille du révérend Clarence LaVaughn Franklin
La chanteuse imposa une image de forte femme (alors que sa nature était plutôt introvertie), jamais calculatrice. L’envers, en quelque sorte, de la sophistication maniérée de sa consœur et concitoyenne de Detroit (Michigan), Diana Ross, qui dut intriguer pour être projetée sous les feux de la rampe.
La muse de la musique s’était penchée sur le berceau de cette fille du révérend Clarence LaVaughn Franklin et de sa femme Barbara, pianiste et chanteuse. Née le 25 mars 1942 à Memphis (Tennessee), l’enfant est éduquée à l’église du gospel, ce qui est d’une grande banalité pour un(e) artiste de soul. Ce qui l’est moins, c’est sa parentèle. Son père, pour lequel elle voua une admiration éperdue durant toute son existence (il fut gravement blessé par des cambrioleurs en 1979, puis succombaaprès cinq années de coma), était l’une des autorités religieuses les plus respectées de la communauté noire.
Fondateur de la New Bethel Baptist Church de Detroit, le prêcheur rassemblait quelques milliers d’ouailles et réclamait la modique somme de 4 000 dollars par homélie. Il enregistra même ses sermons pour Chess Records, le label chicagoan du bluesman Muddy Waters et du rocker Chuck Berry, tous deux acquis à la « musique du diable ».
Ce père fumeur de cannabis avait donc les idées larges : le jazz était non seulement toléré, mais convié dans la grande maison familiale de Detroit fréquentée par le pianiste Art Tatum et par les chanteurs de gospel Mahalia Jackson et Sam Cooke, qui seront les modèles d’Aretha.
A 14 ans, premiers enregistrements et premier enfant
Séparé de sa femme, le révérend Franklin y élève quatre de ses cinq enfants et n’a de cesse d’encourager sa fille prodige. A l’âge de 5 ans, Aretha chante déjà à l’église. A 11 ans, alors qu’elle vient de perdre sa mère, elle est promue soliste et commence à graver ses premiers enregistrements à 14 avec l’album Songs of Faith, publié par un petit label local. Précoce. Pas seulement pour la musique, puisque, cette même année, elle donne naissance à un fils.
La surdouée participe aussi aux tournées évangéliques de son père, ce qui la confronte au racisme, à ces restaurants ou stations-service refusant de servir les Noirs. Sa réputation grandit à tel point que deux maisons de disques l’approchent : Gordy, fondée à Detroit par un ancien ouvrier de Chrysler et qui deviendra mondialement célèbre sous le nom de Tamla Motown, et RCA, sur la recommandation de Sam Cooke.
C’est finalement un Blanc, le découvreur de talents, John Hammond, qui obtient sa signature pour Columbia. Il a révélé Billie Holiday et s’apprête à faire de même avec Bob Dylan. Hammond emmène sa recrue à New York. Mystérieusement, il échouera à faire éclore son talent. On lui a souvent reproché de n’avoir pas saisi le potentiel de la jeune femme, de s’être trompé en l’orientant vers le jazz vocal et des reprises de standards. Il fut sans doute prisonnier des exigences de son employeur.
Après neuf albums et six années perdues, Aretha Franklin rompt avec Columbia en 1966. Bonne décision car son destin va brusquement s’accélérer lorsqu’elle rejoint Atlantic, le label des frères Ertegun et du producteur Jerry Wexler, qui accompagne la carrière de Ray Charles. La séance d’enregistrement de I Never Loved a Man (The Way I Love You) est entrée dans l’histoire : la jeune fille de bonne famille noire et nordiste atterrit dans le Sud profond et se retrouve face aux musiciens blancs des studios FAME, à Muscle Shoals. Dans cet Alabama de sinistre réputation où ont été réprimées dans le sang, moins de deux ans plus tôt, les marches de protestation de Selma à Montgomery.
Un climat de méfiance réciproque s’installe, une rixe éclate même entre le mari d’Aretha, Ted White, et le trompettiste de la session. Abus de bourbon ? Conflit racial ? La chanteuse repart précipitamment de Muscle Shoals, mais une prise, miraculeuse, a pu être réalisée. Elle ne s’est pas laissée impressionner, s’est installée au piano (un instrument qu’elle aura la mauvaise habitude de délaisserpar la suite), pour mener le groove avec l’orgue, provoquer avec ses acrobaties vocales le crescendo de la batterie et des cuivres, puis amorcer le retour au calme.
I Never Loved a Man est immédiatement diffusé par les radios, mais Jerry Wexler ne renouvellera pas l’expérience en Alabama. Il fait venir les Sudistes de Muscle Shoals aux studios Atlantic de New York pour finir l’album. S’y ajoutent le saxophoniste King Curtis, les Memphis Horns, cuivres du label Stax, et les Sweet Inspirations aux chœurs (avec Cissy Houston, la mère de Whitney).
Avec la complicité experte de Wexler, les chansons enregistrées pendant les trois ans qui suivent vont constituer un best of d’Aretha Franklin : Respect, évidemment, mais aussi Baby I Love You, Chain of Fools, Think ou The House that Jack Built. Le phénomène transforme en or gospel tout ce qu’il touche, le sentimentalisme bouleversant d’Ain’t No Way, écrit par sa jeune sœur, Carolyn, comme les mélodies pop sophistiquées de Carole King et Gerry Goffin (You Make Me Feel Like a Natural Woman) et de Burt Bacharach (I Say a Little Prayer). Trois albums de ces années-là sont devenus d’immanquables classiques : outre I Never Loved a Man The Way I Love You, Lady Soul et Aretha Now, tous deux parus en 1968, année où elle fait la couverture de Timesous le bandeau « Le son de la soul ». Son chant résonne dans tous les transistors d’Amérique et d’ailleurs.
Début du déclin artistique
Sa voix vertigineuse a trouvé l’équilibre parfait entre ferveur et douleur. Car ce qui filtre bientôt de sa vie est moins radieux : un mari violent qu’elle quitte en 1969, le compagnonnage fidèle de l’alcool.
L’enthousiasme de la soul, symbole de la fraternité entre musiciens noirs et blancs, a été rattrapé par les émeutes urbaines de l’été 1967. Comme beaucoup d’autres, le révérend Franklin, qui fut partisan de Martin Luther King – Aretha chante aux obsèques du docteur, en avril 1968 –, se radicalise et fréquente des groupes communautaires. La soul entre dans une période trouble et sombre. Sur le plan musical, l’hédonisme reviendra sous la forme du funk, puis du disco. Politiquement, il faudra attendre quatre décennies pour qu’un président noir soit élu. Ce sera Barack Obama qui, comme tout admirateur, peine à contenir son émotion quand la « Lady Soul » commence à chanter. Ce fut le cas en janvier 2009, lors de sa cérémonie d’investiture. Aretha Franklin y fait sensation avec sa toque grise à énorme nœud en interprétant une version gospel de l’hymne patriotique My Country, ’Tis of Thee.
La décennie 1970 marque l’apogée commercial et l’entame du déclin artistique (aggravé par le départ de Wexler d’Atlantic en 1976) d’une chanteuse qui semble parfois se contenter de vivre sur ses acquis. Adoptée par la génération hippie, comme en témoigne le bouillant double live capté en mars 1971 au Fillmore West de San Francisco, la star collectionne toujours les hits – Bridge Over Troubled Water, Spanish Harlem ou Rock Steady – et collabore avec les plus grands musiciens de son temps, Quincy Jones, Curtis Mayfield ou Lamont Dozier, un des génies de la Motown. Elle publie encore de grands albums, plus orchestrés et au tempo ralenti, tels Spirit in the Dark (1970) ou Young, Gifted & Black (« jeune, talentueuse et noire », 1972), une proclamation empruntée à Nina Simone. Sur scène, elle cultive son personnage de diva imprévisible et capricieuse aux robes extravagantes, les cheveux ramenés en chignon ou coiffés d’un boubou « Back to Africa ».
Retours à la source du gospel
En même temps, elle retourne régulièrement à la source du gospel, cette musique dont elle a proposé une forme profane sans jamais la profaner. Elle y retrouve le feu sacré, que ce soit avec Amazing Grace (1972), dont l’enregistrement, dans un temple baptiste de Los Angeles, a été filmé par Sydney Pollack et a fait l’objet d’un documentaire dont la diffusion est bloquée depuis 2015 par les avocats de la chanteuse. Ou avec le double album One Lord, One Faith, One Baptism, capté en 1987 à la New Bethel Baptist Church, là où, pour elle, tout a commencé.
A cette date, pourtant, sa carrière est dans une impasse. Sa rupture avec Atlantic à l’aube des années 1980 a été fatale. Chez Arista, elle commence par présenter la caricature qu’on attend d’elle dans le film The Blues Brothers. Progressivement, ses choix semblent ne tendre qu’à un seul but : toucher le public adulte et conservateur qui dispose du plus fort pouvoir d’achat, à l’exception, tardive, de l’album A Rose Is Still a Rose (1998), dont la chanson-titre est écrite par Lauryn Hill. Sa consœur Tina Turner est parvenue ainsi à revenir au premier plan, pourquoi pas elle ? Cette stratégie passe par une succession lassante de duos, avec Eurythmics et Frank Sinatra, George Michael ou Elton John. Très amaigrie, Aretha Franklin avait chanté en novembre 2017 au profit de la Fondation de la lutte contre le sida de ce dernier, lors de sa dernière apparition scénique. Précédemment, elle avait fait annoncer un nouvel album, avec les participations de Stevie Wonder, Lionel Richie et (encore) Elton John.
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