CHARLES AZNAVOUR EST MORT
S’il devait rester une dernière image de lui, la plus belle, la plus symbolique de sa longue, très longue carrière, ce serait sa série de récitals à Bercy, salle immense qu’il affrontait pour la première fois (et la dernière…), à 93 ans, en décembre 2017. Son tour de chant fut impeccable, à son image, à la fois concentré et décontracté, reprenant avec la même ferveur ses plus grands succès, de La Bohème à Mes emmerdes, de Ave Maria à Il faut savoir. Justesse de la voix malgré l’âge, précision du geste, confidences choisies, humour de rigueur devant ses trois prompteurs, répertoire constellé de petits chefs-d’œuvre. Ce soir-là et les suivants, on saisissait pourquoi Charles Aznavour, qui nous a quittés aujourd’hui à l’âge de 94 ans, était bien ce géant – le dernier – de la chanson française. Lui, le petit Arménien qui avait su séduire plusieurs générations de fans sans jamais perdre son aura, et partir à la conquête du monde avec ses chansons. Un chemin difficile et au bout, la gloire, gagnée à force de talent, de travail, de chance aussi. Charles Aznavour ou l’histoire d’un artiste qui prétendit faire de la chanson un art majeur.
Charles Aznavour est né à Paris le 22 mai 1924 et, attiré très jeune par les arts de la scène, il suit les cours de l’École des enfants du spectacle, puis ceux de l’École centrale de TSF. Il fait ses débuts sur les planches à l’âge de neuf ans, au théâtre du Petit Monde dans Un bon petit diable et, la même année, au cinéma dans La Guerre des gosses, en compagnie du chanteur et acteur Marcel Mouloudji. Membre à 17 ans de la compagnie Jean Dasté, il tâte aussi du théâtre classique avec Les Fâcheux et Arlequin. Mais, déjà, sa véritable passion est l’écriture. Littéraire et musicale. Son idole de l’époque est Charles Trenet, et adolescent, il passe de nombreux après-midi à guetter celui-ci devant l’immeuble de son éditeur. Lorsque, enfin, après des jours et des jours d’attente, il voit arriver l’homme qu’il admire tant, paralysé par le trac, il n’ose pas lui adresser la parole.
Moqueries, rebuffades, sifflets
Ses premières chansons sont interprétées par les autres : Chevalier, Mistinguett, Gréco et surtout Piaf, qui le prend sous son aile, lui en fait voir de toutes les couleurs, et le pousse à se lancer lui-même dans le grand bain. Les débuts sont évidemment catastrophiques. Petit et maigrichon, il ne correspond pas aux canons requis à l’époque pour faire carrière dans la chanson (en particulier dans la chanson d’amour). Et sa voix au timbre voilé si particulier provoque rejet et moqueries. En 1955, il fait ses débuts sur la scène de l’Olympia en vedette anglaise, et le lendemain, un critique radiophonique porte, en direct, pour huit millions d’auditeurs, cette estocade aussi méchante qu’injuste : « Nous avons eu la primeur d’une apparition qui nous a ramenés au temps de l’imagerie monstrueuse, aux siècles de Quasimodo et des Mystères de Paris. En voyant et en entendant ce monsieur Aznavour, nous nous sommes demandé : Pourquoi ne pas chanter avec une jambe de bois ? » Nous avons, depuis très longtemps, oublié le nom de l’auteur de ces âneries.
Pendant des années, Charles Aznavour va essuyer moqueries, rebuffades, sifflets. Mais tout cela n’aura aucun effet sur sa détermination : il sait que l’art doit régulièrement, pour survivre et progresser, bousculer les conventions. Il s’accroche et finit par gagner. « Tous les chanteurs ont connu des bides, expliquait-il en 1969, mais je crois bien que je détiens le peu enviable record du bide. Songez que j’ai vécu dix-sept ans de bides non-stop ! Mais je ne m’en plains pas, au contraire. Les échecs, la poisse et les tomates me stimulent, au lieu de me rebuter. Et si je suis arrivé à être quelqu’un, c’est grâce à dix-sept ans de travail acharné, de luttes, de misère et de découragement. Quand j’y songe, j’ai eu d’incroyables débuts dont peu d’artistes peuvent se glorifier. Mes premières apparitions en public étaient délirantes, c’était une tempête de huées, des moqueries systématiques. Et parfois, ce qui était peut-être pire, on m’écoutait dans la plus glaciale indifférence. » Après dix-sept années de galère, le miracle se produit un soir à Casablanca, au Maroc, où les spectateurs debout refusent de le laisser partir. Charles Aznavour se demande s’il ne rêve pas.
Un nouveau romantisme réaliste
Il va alors devenir le symbole d’un nouveau romantisme réaliste, qui puise ses émotions aux sources de la vraie vie. Ses chansons mettent en scène des personnages de tous les jours, des situations mille fois vécues, des sentiments complexes et douloureux. Et par la simple magie des mots, il va élever cette poésie populaire à une hauteur qu’elle n’avait jamais atteinte. Personne avant lui n’avait osé chanter la solitude désespérée de l’homosexuel (« Comme ils disent »), décrit de cette façon la mort du désir (« Tu t’laisses aller »), ou raconté la triste trajectoire d’un artiste raté (« Je m’voyais déjà »).
La musique qui accompagne ses poèmes est à la hauteur de ses textes. Ses mélodies sont reprises par les plus grands chanteurs internationaux (dont Ray Charles et Frank Sinatra !), bel exploit pour quelqu’un qui proclame qu’il est un « musicien d’instinct ». Explications de l’intéressé : « Un musicien d’instinct, c’est quelqu’un qui entend de la musique. Moi, j’entends de la musique dans ma tête et je recopie ce que j’entends. Je fais de la musique toute la journée. Quand je suis chez moi, je suis au piano. » Précisons qu’il n’a jamais appris la technique de cet instrument, mais qu’il en joue bien mieux que d’autres qui l’ont étudié pendant des années. Cela s’appelle le don.
Les siens semblent illimités. Chanteur, auteur et compositeur, il s’est aussi imposé comme un des comédiens les plus doués de son époque. Après ses débuts au cinéma dans La Tête contre les murs, qui lui vaut en 1959 le Grand Prix d’interprétation de l’Académie du cinéma, on l’a vu, entre autres, dans Les Dragueurs, Tirez sur le pianiste de François Truffaut, Le Passage du Rhin, Un taxi pour Tobrouk avec Lino Ventura, Le Testament d’Orphée, Un beau monstre, Qu’est-ce qui fait courir David ?, Les Fantômes du chapelier ou encore en 1986 dans Yiddish Connection, dont il signe également le scénario.
Charles Aznavour fait partie de ce cercle très fermé des créateurs qui ont su traverser toutes les modes et les révolutions musicales qui ont secoué le siècle passé, sans être obligé de changer ou de modifier leur cap. On retrouve à ses côtés Frank Sinatra (avec qui il a enregistré un duo), Ray Charles (dont la version américaine de « La Mama » a fait le tour du monde), Tony Bennett, Stevie Wonder, Barbra Streisand, Liza Minnelli, Paul McCartney…
« C’est dangereux de ne rien faire, les retraités meurent »
Cet homme riche, célèbre et bien marié, n’en est pas pour autant insensible aux problèmes du monde. Bien au contraire. Toute sa vie, il a mené un combat ininterrompu pour soutenir la cause des Arméniens et faire reconnaître le génocide de 1915. Plus récemment, Aznavour avait pris position en faveur d’un accueil digne des migrants, en France, défendant l’idée de repeupler les villages avec ces nouveaux arrivants. « Ça me fait beaucoup de peine, beaucoup de mal, de voir ces gens qui défilent avec leurs enfants, perdus », avait-il confié à l’Agence France-Presse en 2015. « C’est une chose que je n’ai pas connue, mais je pense que mes parents ont dû vivre cette vie-là », regrettait-il. Ces derniers, qui ont émigré en France après le massacre d’une partie de leur famille, ont, au péril de leur vie, dissimulé des juifs et des Arméniens dans leur modeste appartement parisien durant la Seconde Guerre mondiale.
À plus de 80 ans, père de six enfants, grand-père comblé, Charles Aznavour aurait pu ralentir son rythme de vie. Impossible pour ce créateur en perpétuelle ébullition artistique. « Vous aimez les eaux stagnantes, vous ? Moi, non, ça sent mauvais, nous disait-il il y a une dizaine d’années. Il faut que je bouge. C’est dangereux de ne rien faire, les retraités meurent. » Alors, il continue de parcourir le monde, d’enregistrer des albums : à Cuba avec les musiciens locaux, à Los Angeles avec un big band jazz, en duo avec Sting, Elton John, Julio Iglesias, Céline Dion, Johnny Hallyday… Certes, la voix ne monte plus aussi facilement ni avec autant de force vers les notes élevées, mais cette diminution physique, qu’il ne cherche pas à cacher, contribue à renforcer la légende d’un homme qui s’est toujours montré tel qu’il est. Dans l’instant, sans s’occuper de postérité. « Je n’y crois pas du tout. Rien ne me survivra, trois ou quatre chansons traverseront peut-être le temps, mais pas moi. Mon nom sera oublié. Vous pouvez me dire qui a écrit Le Temps des cerises ? » disait-il.
Charles Aznavour est pourtant bel et bien devenu une légende. À 93 ans, l’interprète aux mille chansons a reçu son étoile sur le prestigieux Walk of Fame d’Hollywood, où son nom brille depuis août 2017 en lettres dorées parmi une constellation d’autres stars. « Je suis français et arménien, les deux sont inséparables comme le lait et le café, c’est fantastique d’avoir deux cultures », avait déclaré Aznavour au moment de recevoir cet honneur. À 94 ans, cet éternel jeune homme a continué de se produire sur scène plusieurs fois par an partout à travers le monde. Restant, jusqu’au bout, en haut de l’affiche.
Le Point
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