LA GRANDE ARNAQUE
Saucissonnage du territoire, manœuvre politicienne, politisation de la décentralisation, les arguments ne manquent pas pour mettre à mal le projet relatif à la départementalisation de Keur Massar
Saucissonnage du territoire, manœuvre politicienne, politisation de la décentralisation, les arguments ne manquent pas pour mettre à mal le projet relatif à la départementalisation de Keur Massar. Pourtant, les enjeux de développement semblent palpables, aux yeux de certains experts.
Aux origines de l’Acte 3 de la décentralisation, ils avaient promis la cohérence territoriale, la mutualisation des compétences de certaines communes pour accroitre leur viabilité. A l’arrivée, ils procèdent surtout à un autre saucissonnage des territoires, plus tourné vers la satisfaction d’une clientèle politique que vers un véritable souci de régler les problèmes des populations. Aux gens de Keur Massar piégés par les eaux pluviales, faute d’assainissement, le président de la République a promis l’exhumation d’une vieille revendication politicienne : la départementalisation.
Se pose ainsi la question des critères pertinents à respecter pour un découpage réussi. Expert en décentralisation, Amadou Sène Niang explique : ‘’Il y a le critère démographique jusque-là privilégié par le Sénégal. Il y a aussi l’aspect territorial, à savoir la superficie de la collectivité. Mais il faut aussi tenir compte de la viabilité économique du territoire qui me semble fondamentale. Dans le cas de Keur Massar, l’aspect démographique a été prépondérant, puisque la commune fait 600 000 habitants. Mais c’est un critère qui ne saurait être suffisant.’’
En tout cas, l’annonce a soulevé des vagues. La mise en œuvre risque d’être encore plus problématique. Ajouter aux quatre départements que compte déjà Dakar, un cinquième, cela semble bien plus facile à dire qu’à faire. Le premier écueil risque de porter sur les communes et arrondissements qui vont composer ce futur nouveau département. Plusieurs options s’offrent aux pouvoirs publics. C’est du moins ce qui ressort des explications de M. Sène Niang.
D’abord, considérer uniquement les limites de la commune de Keur Massar pour former le futur département. Ensuite, ajouter à la commune de Keur Massar une partie de Rufisque et Pikine pour l’érection du futur département. De plus, le gouvernement pourrait faire un nouveau découpage qui va concerner tout le territoire de la région de Dakar. Last but not least, le spécialiste trace même une quatrième voie qui consisterait à considérer les régions de Dakar et Thiès pour procéder à un nouveau découpage, plus ambitieux et qui va permettre de corriger les disparités territoriales et/ou économiques. ‘’Cette option me semble plus audacieuse et pertinente, mais il va falloir une réelle volonté pour la mettre en œuvre’’, analyse l’expert.
Qui ajoute : ‘’En fait, la question fondamentale qu’il faudra régler, c’est de savoir s’il est pertinent de créer 5 départements dans la région la plus petite du territoire national ? Pour moi, c’est impertinent. D’autant plus que nous voyons des espaces beaucoup plus vastes et aussi populeux comme Touba, qui ne sont pas érigés en département. Pour moi, 5 départements, c’est trop pour Dakar. C’est pourquoi je pense que ce découpage ne sera vraiment pertinent que s’il permet de repenser le découpage de toute la région de Dakar au minimum’’.
Mais à entendre le président de la République Macky Sall, le choix semble déjà fait. Et c’est la deuxième option qui semble le plus avoir son assentiment. Le futur département, en sus du territoire de Keur Massar, va rogner, si son projet aboutit, un peu sur Rufisque et Pikine. C’est du moins ce qui ressort de son propos, lors de sa visite aux sinistrés de Keur Massar. Il disait : ‘’J’ai demandé au ministre des Collectivités territoriales de travailler sur la question avec les autorités administratives, les élus, les autorités coutumières, les maires de Pikine, Guédiawaye, de Rufisque… Afin… Rufisque dans ses parties comme Jaxaay et autres, pour voir la cohérence territoriale pour le futur nouveau département de Keur Massar’’, précisait-il.
A l’en croire, la motivation de ce découpage reposerait sur les opportunités de Keur Massar que sont : sa population, ses problèmes d’assainissement et d’urbanisation, et d’une demande des populations. Sauf que l’assainissement n’est pas une compétence transférée aux collectivités territoriales.
L’alternative
L’option prise par le chef de l’Etat est certes l’une des moins complexes, mais elle est loin d’être sans embarras. En ce qui concerne Pikine, par exemple, les communes les plus proches de Keur Massar qui risquent d’être phagocytées, sont Malika, Yeumbeul, entre autres. Déjà, dans la première commune, certaines voix se sont élevées pour poser leurs conditions ou montrer leur opposition. A les en croire, il est hors de question de rattacher leur territoire au futur département qui aura comme chef-lieu de département Keur Massar. Troisième adjoint au maire de Pikine et en même temps habitant de Yeumbeul-Nord, Matar Diop salue, pour sa part, l’annonce du président.
Mais, interpellé sur un éventuel rattachement de son Yeumbeul natal au futur département, il rétorque : ‘’Là, j’aurais une seule doléance. Au lieu de dire département de Keur Massar, je l’appellerai département des Niayes. Au lieu de Keur Massar, je préfère que Yeumbeul-Nord soit le chef-lieu de ce département, parce que Yeumbeul a une histoire. Yeumbeul est un village traditionnel…’’.
Selon M. Diop, pour réunir ces communes dans une seule entité, il va falloir tenir compte de beaucoup de paramètres : les réalités sociologiques, historiques…
On le voit, même pour certains membres de la majorité favorable à la départementalisation, l’idée de leur patron est géniale tant qu’il ne s’agit pas de diluer leur commune ancienne dans la future collectivité, qui doit avoir Keur Massar comme chef-lieu de département. En fait, aussi grande soit cette dernière, en termes de population comme en termes de superficie, elle a la ‘’faiblesse’’ d’être l’une des dernières nées du département de Pikine.
Un saucissonnage incontournable de Pikine et Rufisque
En revanche, pour ce qui est de Rufisque, il semble y avoir moins de difficultés. En effet, les principales communes qui risquent d’être concernées par ce remembrement, c’est Jaxaay et Tivaouane-Peul. Lesquelles sont nées bien après Keur Massar et ne risquent pas de trainer ce complexe d’ancienneté. Mais attention à l’orgueil humain, aux ego surdimensionnés qui risquent de porter atteinte à l’ambition présidentielle ou à la manœuvre présidentielle.
Administrateur civil à la retraite, Bafodé Kallo prévient : ‘’Je ne maitrise pas tellement cette zone, mais j’ai entendu des voix s’élever dans les communes environnantes, tout de suite après la déclaration du chef de l’Etat. Eux aussi ont réclamé que leur commune soit érigée en chef-lieu de département. Ce qui n’est pas pour faciliter les choses. Mais c’est de bonne guerre. Chacun voulant le meilleur pour son territoire. Ainsi est l’être humain. C’est l’Etat qui doit trancher en toute objectivité, en mettant de côté les considérations politiciennes.’’
Pour l’heure, les maires directement concernés refusent catégoriquement de se prononcer. Il faut souligner que la plupart des communes ciblées sont contrôlées par la majorité. De Yeumbeul à Jaxaay, en passant par Malika et Tivaouane-Peul, c’est l’omerta chez les édiles que nous avons pu contacter.
L’exemple de ce qu’il ne faut pas faire
Au Sénégal, les exemples de découpages politiciens font florès. De 1996 à 2013, la plupart des découpages ont eu des soubassements partisans. Pour la présente initiative, ils sont nombreux, les observateurs, à croire que le président de la République a déterré ce projet juste pour calmer les populations très frustrées par la gestion des inondations. En quoi l’érection d’un département peut-il résoudre le problème des inondations ? Cette question mérite d’autant plus d’être posée que l’assainissement n’est pas une compétence transférée aux collectivités territoriales.
Ironie de l’histoire, c’est une ancienne victime directe des découpages politiciens qui va conduire le projet du président Sall. Coordonnateur du Forum civil à Rufisque, Djiby Guèye ironise : ‘’J’espère qu’il ne va pas en faire une revanche.’’ Et de poursuivre : ‘’On se rappelle l’affaire Sangalkam, avec un découpage qui avait beaucoup plus obéi à des préoccupations de politique politicienne qu’à autre chose. La suite, tout le monde la connait. En sus d’une mort d’homme, cela a engendré jusque-là des conséquences néfastes dans l’administration des quartiers, mais surtout dans l’impact économique que devait avoir toute cette zone rurale sur les populations. Je pense que tout cela mérite réflexion, avant d’entamer de nouveaux projets. Il faut réfléchir sur la conséquence de ces découpages tous azimuts.’’
Pour rappel, la grande commune de Sangalkam regroupait, dans un espace géographique rural très vaste, plusieurs villages y compris Bambilor. Lieu propice au développement de l’élevage, de l’agriculture, du maraichage, de l’agro-industrie, la commune, qui disposait également d’une assiette foncière très importante, avait tous les atouts pour prendre son envol. Hélas, pour casser du Oumar Guèye, à l’époque membre de Rewmi (opposition), le régime libéral d’alors avait réduit cette commune à presque néant, avec trois villages principalement : Noflaye, Sangalkam et Ndiakhiratt. ‘’Aujourd’hui, regrette Djibril Guèye, il ne reste de cette grande commune que les grandes infrastructures qu’elle avait déjà : le district sanitaire, la gendarmerie, la sous-préfecture… Tout le reste est rattaché à Bambilor, qui s’étend sur plusieurs villages et qui borde Sangalkam de part et d’autre. C’est une grande aberration’’.
A titre d’illustration, pour un habitant du village de Keur Ndiaye Lo (commune de Bambilor), il faut traverser toute la commune de Sangalkam pour se rendre à Bambilor. Il en est de même des gens de Kounoune, Keur Daouda Sarr et autres. La conséquence : tous ces villages demandent, aujourd’hui, à être communalisés. Djiby Guèye déclare : ‘’On ne peut pas avoir une commune assez pauvre économiquement. Il faut savoir raison garder. Maintenant, en toute objectivité, je ne pense pas que c’est le cas de Keur Massar, qui a quand même une démographie très importante. Cette commune a plus de populations que tout le département de Rufisque réuni. Si Guédiawaye a pu être érigé en département, rien ne l’empêche pour Keur Massar. L’essentiel, pour moi, est de ne pas en faire une question politique comme il est d’usage. C’est une question d’experts. Les économistes sont interpellés, la sécurité est interpellée, les aménagistes sont interpellés pour réfléchir sur la meilleure option possible…’’
En sus de son poids démographique important, Keur Massar a aussi des infrastructures dignes des grandes agglomérations. Djibril Guèye cite les infrastructures, les marchés, les lieux de stationnement, même certaines industries qui justifieraient son sevrage de Pikine.
Les atouts de Keur Massar
Embouchant la même trompette, Matar Diop défend avec véhémence le projet de son leader, malgré la réserve sus indiquée. ‘’Personnellement, souligne-t-il, je trouve que c’est une bonne décision, vu la dimension de la commune de Keur Massar. On ne connait pas encore les communes qui vont constituer ce futur département, mais on considère qu’il y a des opportunités économiques extrêmement importantes. Nous pensons que les problèmes d’infrastructures pourront ainsi mieux être pris en charge. Déjà, il y a la question des inondations ; les problèmes de sécurité… Toutes ces questions pourraient être mieux prises en charge avec la départementalisation’’.
Selon lui, c’est même devenu un impératif, pour impulser une nouvelle dynamique à ce territoire. ‘’Aussi, justifie-t-il, il y a 16 communes à Pikine. Si le président a estimé nécessaire de faire de Keur Massar un département, c’est parce qu’il a jugé de la densité de Keur Massar. L’érection d’un département va permettre à Keur Massar et aux autres communes qui vont en dépendre de disposer davantage de moyens pour mener leurs politiques’’.
D’après les rumeurs, avance le responsable politique, ce futur département va englober Keur Massar, Jaxaay et Tivaouane-Peul. Mais il ne s’agit que de supputations. Pour l’heure, il n’y a rien de concret. En tout cas, pour les communes de Jaxaay et Tivaouane-Peul, leur rattachement serait tout à fait logique, si l’on en croit M. Guèye. Son argument : ‘Pour ces populations, évacuer leurs malades sur Keur Massar est plus facile qu’évacuer sur l’hôpital Youssou Mbargane. Ce serait plus cohérent, à mon avis’’.
Mais, a-t-il ajouté, il faudrait d’abord que les préalables soient mis en place. ‘’Ce n’est pas parce que le président l’a dit que c’est possible. Pour que ces choses aient l’impact qu’il faut, il ne faut pas tout ramener à la politique. Il faut étudier la question sous les angles économique, historique et culturel. On ne doit pas confier une telle tâche à une seule personne. On ne doit pas se lever un beau jour et décréter cette départementalisation. Les antécédents ont créé des conséquences néfastes’’, alerte le coordonnateur départemental du Forum civil.
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